Dans la catégorie définie par Valery Larbaud comme « la littérature que c’est la peine », Au pas inégal des jours de Leonardo Sinisgalli (1908-1981) ne peut que figurer. Les magnifiques textes de prose de ce recueil furent d’abord publiés en revue par le poète italien avant d’être rassemblés après guerre sous le titre de Fiori pari, Fiori dispari (Fleurs paires, fleurs impaires).
Leonardo Sinisgalli, Au pas inégal des jours. Trad. de l’italien par Odette Kaan. Postface de Jean-Yves Masson. La Coopérative, 138 p., 18 €
Au pas inégal des jours (paru en français en 1976), que Sinisgalli écrivit en parallèle à ses poèmes, se compose de 28 courts « chapitres » qui évoquent des moments de son existence. Bien qu’assez elliptiques et peu linéaires du point de vue narratif, ces chapitres retracent des étapes de sa vie : les premières années en Basilicate, le collège, l’expérience militaire en Sardaigne, les séjours dans différentes villes (Rome, Milan) où des obligations adultes l’ont appelé… Lieux, objets, animaux, personnages, toujours évoqués avec une brièveté précise, exercent une sorte d’envoûtement, soit qu’ils magnifient la tristesse du narrateur soit qu’au contraire, la dissipant, ils lui procurent une merveilleuse « ivresse » (le mot « ebrezza » apparait souvent dans le texte). Chacune des sections est distincte mais liée aux autres par quelque chose d’enchanté qui tient à la force mélancolique de la pensée et au lyrisme d’une langue dépourvue d’ostentation.
Au pas inégal des jours est tout entier écrit sous le signe de l’exil, arrachement que Sinisgalli connut à neuf ans lorsqu’il partit en pension et dut laisser derrière lui une enfance très pauvre mais très heureuse et le pays où elle s’était déroulée. « Je dis parfois en plaisantant que je suis mort à neuf ans. […] et toujours plus je me convaincs que tout ce qui m’est arrivé ensuite ne m’appartient pas. Je me sens lié avec indifférence à mon destin, à la pensée du vent, au vert, au rouge. Je sais que la mort survient à l’heure prescrite, elle n’est ni injure, ni injustice ; je sais que j’ai été trahi pour ma vie entière en quittant la douceur de mes murs, moi qui n’étais pas amoureux de cartes ni d’estampes, qui étais né sans désirs, sans flammes dans la tête, et qui ne voulais que mourir dans mon air familier. Peut-être sommes-nous peu à nous lamenter de ne plus savoir trouver une patrie hors de nos collines. »

Sinisgalli et un portrait de sa mère (1977)
Le livre suggère ainsi « ce bonheur d’exister » de l’enfant, et la manière dont, autour de sa disparition, tout dut ensuite s’élaborer. Les pages évoquent donc, avec une perspicacité délicate, souvent sans repères temporels ou géographiques précis, les figures dont les souvenirs de jeunesse sont coutumiers : la mère adorée, le père longtemps absent car émigré en Amérique du Sud, qui revint un jour « la nuque maigre », sans plus d’argent qu’à son départ et sans la toute-puissance que son fils lui avait imaginée ; les cinq sœurs qui, à tour de rôle, balayaient sa chambre… Elles font apparaitre aussi des événements villageois : les gens foudroyés par les orages, les troupeaux traversant le village, la baignade dans l’eau glacée du fleuve… Elles parlent ensuite de toutes les chambres tristes chez d’étranges logeuses que Sinisgalli, étudiant ou déjà ingénieur (?), occupa dans des villes qu’on devine être Rome ou Milan. Ces moments, lieux, événements, sont le support de méditations sur la monotonie, la solitude, le bonheur, l’attention, l’extase, les mathématiques (qui lui ont offert « les modèles impénétrables de la mélancolie »)…
Le cadre narratif se distend grâce à un mouvement qui mène vers le passé. Le présent morne et banal fournit toujours de mystérieuses occasions de ressaisie mémorielle. Chez Sinisgalli, dans la surface lisse de l’ennui s’ouvrent d’exceptionnelles trouées. C’est un chien perdu qui lèche un soir la main du narrateur et lui apparait alors comme « sûrement une image chère qui venait à mon secours ». C’est la couverture rouge qu’il exige dans tous les meublés où il séjourne parce que « ce tissu me donne l’illusion d’emmener avec moi mon enfance… et sert d’appeau à mon ennui… [parce que je] retrouve en lui tous les vices de mes ancêtres arabes, le sommeil, la tristesse du sexe, les remords et tout le rire, tout le caprice que contient mon sang ».
C’est le vieux voisin de chambre, dans la pension qu’il habite, qui attend toujours qu’il soit rentré pour pouvoir s’endormir et qui lui rappelle alors des moments intimes du passé : « Autrefois, quand je rentrais tard la nuit, je devais passer devant le lit de mes parents qui ne s’endormaient qu’après mon retour. D’une porte à l’autre de leur chambre, je me trouvais délivré de tous les maux, heureux de les retrouver patients avec moi. Ils me disaient : ‟Tu as bien fermé la porte ?”, mais je comprenais que c’était juste pour entendre ma voix dans l’obscurité. Je répondais qu’il n’était pas si tard et que, dehors, il faisait pleine lune. »
Ce sont ainsi des traces que rassemble Sinisgalli ; il leur prête attention et en fait jaillir une vie émotionnelle. Elles ont une force d’indice, mais, en même temps qu’elles renvoient au passé, elles révèlent aussi une sorte d’existence supérieure. Car il y a quelque chose de religieux chez Sinisgalli : une feuille qui tombe, l’odeur du drap militaire, le renâclement des chevaux, le dos d’une main, l’ascenseur dans lequel on monte comme à une échelle de Jacob, un chiffon à poussière secoué à la fenêtre… sont tous implicitement posés comme les signes d’une transcendance.

Rome © Jean-Luc Bertini
L’être « ombrageux et secret » (c’est ainsi que le narrateur se décrit jeune) est à l’écoute d’une force secrète. Pourtant, à côté du Sinisgalli intériorisé et sombre, existe un Sinisgalli actif, positif, scientifique, qui adore la géométrie, les progrès techniques (il travailla comme ingénieur), qui a de l’appétit, qui aime ses amis (le livre leur est dédié). Ce sont peut-être ces dernières qualités qui lui firent écrire Cahier de géométrie (1936), Horror vacui (1950), diriger la revue Civiltà delle macchine dans les années 1950, devenir un des promoteurs du « stylisme » italien dix ans plus tard ou travailler pour les plus grands groupes industriels (alors très inventifs et portés sur le mécénat).
Le Sinisgalli tourné vers l’avenir et la modernité n’est sans doute pas le plus présent dans Au pas inégal des jours. Mais l’idée d’une convergence entre littérature et démarche scientifique n’est pas complètement absente du recueil, ne serait-ce que dans la précision du regard, l’attention subtile au réel, la mobilité de la pensée.
Après Au pas inégal des jours, Sinisgalli poursuivit son « récit » mémoriel avec Belliboschi (à paraître en français). Dans une préface des années 1960 à ces deux recueils autobiographiques réunis pour l’occasion sous le titre de Prose di memoria e d’invenzione, le poète présenta ses inspirations et ses intentions de prosateur : « Je ne faisais pas tant l’effort de fabriquer de la prose », confiait-il, « que de me fabriquer une âme. La lecture de certaines œuvres, le ravissement de la Vita Nova, les biographies de saints, les lettres des poètes, la pratique de la confession et de la pénitence, le goût et le dégoût de la solitude m’ont encouragé à expérimenter des dispositifs vibratoires, le pneumatisme de la tendresse et du désespoir. »
Des « dispositifs vibratoires » ? Le « pneumatisme de la tendresse et du désespoir » ? Pour « [s]e fabriquer une âme » ? Sans doute. En tout cas, et Jean-Yves Masson le dit avec force dans son intéressante postface, « Au pas inégal des jours est de ces livres magiques qu’on garde près de soi comme des talismans dès lors qu’on en a compris toute la valeur humaine. Écrit pour résister en secret à la violence des temps, et peut-être pour sortir de l’Histoire, c’est l’un des plus parfaits chefs-d’œuvre de son auteur. Et probablement la meilleure voie d’accès à son univers. »