Il ne manque pas d’audace, le poète : faire tenir un homme de notre temps dans un poème d’un autre temps… Imagine-t-on Don Quichotte en costard-cravate ? C’est à peu près ce qui arrive au « héros » de Julien Syrac, le mangeur solitaire, qui, de tercets en troquets, poursuit un rêve erratique. Comme si la forme lui permettait de mieux toucher le fond…
Julien Syrac, Complainte du mangeur solitaire, Gallimard, 64 p., 9,50 €
Il ressemble à peu près à ça, le mangeur solitaire de Syrac : une silhouette sauvage-muette tapie au fond d’un buffet-snack ; on le voit parfois dans la pénombre de la ville, à l’aube, au crépuscule ; « au pays des poubelles », il « marche grand ouvert », « sa nuit adoucie / de néons, lampadaires », en partance déjà pour un autre bistrot, la
« terre promise : poulet
frit, soda, sauce, pain ;
un angle où se couler
à côté du frigo –
comme un vieux rat de cale
au fond d’un cargo ».
Rêveur qui erre. Erreur qui rêve :
« mais, mangeur, qui va seul
ne va pas loin, la ville :
eaux mirant nos linceuls,
qu’on croirait océan
parce qu’on y dérive
sans jamais croiser d’île »
Rarement poème n’aura mobilisé, en si peu de mots et d’une seule traite, autant d’images d’un être contrasté, paradoxal presque, « nomade sédentaire », voisin de table malgré lui (« intrus partout / et partout à ta place »), écouteur muet des bruits et convives alentour, regardeur somnambule d’assiettes au long cours :
« ah, que de paysages,
mangeur, à exhumer
dans le fond d’un potage !
falaises en bifteck,
montagnes de purée,
saharas de pains secs ! »

Julien Syrac © Francesca Mantovani
Le mangeur solitaire n’est pas un, mais un multiple d’un, unique et universel, ou, si l’on préfère, intime et extime. Il dit je, on lui dit tu, il est nous. D’où peut-être cette impression qu’a le « héros » de se retrouver à la fois acteur et prisonnier d’une scène (une cène…) interminable :
« voisins de table, là,
lointains, muets, bavards,
selon l’humeur de dieu,
de la télé, des lois –
à la grâce des lieux ;
rechercher chez les autres
des réponses à soi :
s’inventer des apôtres,
vider par le regard
des cœurs, des chairs, des âmes,
qui n’en proposent pas »
Pour autant, la poésie de Syrac ne geint pas, ne pleurniche pas sur son sort. Le mal est plus profond. Complainte, ici, rimerait plutôt avec étreinte, comme si manger revenait à embrasser le réel tout entier, l’orgiaque et mélancolique réel :
« mais mange, mangeur ! crois
que la vie te regarde
encor ; découvre-toi
le cœur, avale, abuse
de ces bouchées confuses,
tires-en de la joie ! »
Aime-t-on, peut-on aimer le mangeur solitaire de Syrac, lui, son poème qui lui sied si bien ? Ce serait alors aimer un homme qui n’est plus un homme, trop un homme, pas assez un homme :
« mâle infécond, lunaire »
résigné, congénère
sans descendance, amant
dont s’égare la trace –
épisode, fragment,
extincteur de la race ! »
Non. Il faut se rendre à l’évidence : la faim est un poème qui se mange froid, voire glacé :
« votre peine est mondiale,
mangeur des métropoles
dans le fond du bocal ! »
Car l’homme devant le poulet est comme devant son semblable. Il est l’animal qui mange : « chien des rues, / gueule serrée sur l’os », « ou pigeon, picorant / les restes émiettés ». Il est l’animal qu’il mange : « un poisson naufragé / dans la merde des gares ». C’est la rançon du plaisir consumériste :
« ô agneau ! j’ai compris
enfin quel est le prix
que l’ordre du festin
en pardonnant m’impose
de payer au destin :
incarner toutes choses
par la voix de l’étreinte ,
qu’en moi se recompose
la matière en complainte ! »
Resterait bien l’amour, des mots qui s’accorderaient enfin aux mets : nappe blanche telle la page du même nom, champagne comme une écume inconnue, crustacés en guise d’exotique nature, et, pour finir, quelques « bijoux sucrés », des « colliers de chocolat », des « planètes de pralines »… Hélas ! La princesse s’en est allée comme elle était venue, sur la pointe d’un rêve. La chair est définitivement triste.