Une topographie de la mémoire

À quoi ressemble un livre écrit en dormant ? Écrit entre de courtes phases de sommeil selon une méthode toute surréaliste, L’état crépusculaire se lit comme on erre dans une ville ou un rêve. Monologue intérieur, le quatrième roman de Rochelle Fack explore un état entre chien et loup, proche du somnambulisme. Le fantôme d’une histoire d’amour de retour, la narratrice remonte ses souvenirs le long des boulevards du 18e arrondissement de Paris et des rues du Caire. Les lieux se juxtaposent : l’arrondissement de ses nuits adolescentes et le quartier de Sayeda Zeinab où elle vécut alors qu’elle était en charge d’une mission d’urbanisme. Rochelle Fack trace une topographie de la mémoire aussi détaillée que lacunaire. Une traversée imprévisible aux accents magiques.


Rochelle Fack, L’état crépusculaire. P.O.L, 192 p., 18 €


Elle s’appelle peut-être Chloé. Elle n’est nommée qu’une seule fois, par un ex-mari. Elle marche tout le temps, parle beaucoup et dit qu’elle peut « se souvenir de tout […] faire des mots avec tout », même si « les mots ne le font pas revenir ». Le fantôme d’Emma, réapparu longtemps après leur rupture, fume des « cigarettes fictives », qui rappellent la scène de tennis mimée dans Blow-up d’Antonioni. Parlant peu, disparaissant par habitude, replié et immobile, Emma fait figure de contraste. Car rien n’arrête ni le flux du monologue intérieur de l’héroïne ni les déambulations de son « hologramme ».

Rochelle Fack, L’état crépusculaire

Rochelle Fack © Hélène Bamberger

L’ancienne étudiante en architecture section urbanisme fantasme de « relier toutes les villes ». Puisque « les lieux sont les plus forts », comme elle le scande, « marqueurs de mémoire » ou « buvards de sentiments », elle arpente tous ceux qui contiennent le souvenir d’Emma. Au Caire, la jeune femme est partie l’oublier en se consacrant à l’étude de la réhabilitation des logements construits en 1961 sous le président Nasser. Certains passages d’une précision architecturale éclatante dessinent une topographie de la mémoire où circulent nostalgie et enthousiasme effréné. À l’image de la capitale pré-révolutionnaire qui en arabe s’appelle Misr : « ça veut dire le monde, son bouillonnement, son inertie et même son extinction ».

L’état crépusculaire ne sombre ni dans la mélancolie ni dans le délire. Le crépuscule est affaire de lumière et de vision altérée. « On pense qu’elle décline » alors que c’est une lumière qui « ne varie pas » mais « change d’intensité », précise la narratrice. En termes psychiatriques, « l’état crépusculaire » désigne la perte ou la confusion de repères spatio-temporels. Perdant conscience à plusieurs reprises, le personnage se voit mourir et oublie les causes de son décès. « Tenir l’évanouissement », écrivait Michaux. La force de ce roman tient précisément à son écriture sur une ligne de crête, maintenue en tension, à la lisière du rêve ou de la folie.

La nuit n’est pas tragique, il suffit de « faire le lien avec l’aube » en dansant sur de la house au Folie’s jusqu’à « obtenir du ciel bleu ». Le crépuscule a valeur de promesse. L’auteure et critique de cinéma maîtrise l’art de l’ellipse et du montage car L’état crépusculaire est monté comme un rêve. Les transitions ne préviennent pas, avançant par associations libres. Ainsi sa narratrice résume-t-elle en flashback : « j’ai dû monologuer, inventer un espace, un voyage, une vie… ». Rochelle Fack invente un troisième lieu, une « cité idéale ». Comme Jacques Derrida le disait du cinéma, L’état crépusculaire a « l’art de laisser revenir les fantômes », les siens compris.

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