Naître à la parole

Les œuvres qui se situent au croisement de plusieurs cultures sont souvent d’une grande originalité. C’est le cas des écrits de Cécile A. Holdban, née à Stuttgart, d’une mère hongroise et d’un père français, qui vient de publier un nouveau livre, Toucher terre.


Cécile A. Holdban, Toucher terre. Arfuyen, 120 p., 14 €


Cécile A. Holdban est traductrice de textes hongrois, notamment de József Attila, et de textes de langue anglaise. Ses propres écrits, d’une grande exigence, explorent l’univers du « dedans », cherchent à faire remonter les mots à la surface de la conscience. Précisons qu’elle est également peintre et que cette activité, où son regard se tourne vers le « dehors », est complémentaire de celle de l’écriture. Elle a été récompensée en 2017 par le prix Yvan Goll pour Poèmes d’après, aux éditions Arfuyen, et a par ailleurs reçu le prix Calliope du Cénacle Européen de la Francophonie.

Cécile A. Holdban ne voyage pas seule dans l’écriture. Elle porte en elle la voix des écrivains qu’elle a lus, aimés et parfois traduits. Ainsi qu’elle l’exprime dans la postface d’un livre précédent, Poèmes d’après, « c’est accompagnée de ces voix fraternelles qui traversent le temps que se forme peu à peu ma voix intérieure, soutenue, assurée par la leur, pour traduire, autant que je le peux, l’indicible ». Aussi n’hésite-t-elle pas à ponctuer par intervalles son livre de poèmes d’auteurs qu’elle admire et qu’elle cite, en écho de sa propre voix. L’impression qui s’en dégage est celle d’une chorale exprimant un chant lointain, originel, dont nous ne saisissons que des bribes mais qui va s’amplifiant et qui, d’une certaine manière, n’appartient à personne. Par une lente gestation, c’est à la naissance de cette voix que nous assistons tout au long de cet écrit : une maïeutique de la parole.

Divisé en quatre parties qui s’inscrivent dans une sorte d’itinéraire, même si elles peuvent se recouper, Toucher terre invite à une lecture linéaire du début jusqu’à la fin, si l’on veut en comprendre le cheminement. Tout commence par le « labyrinthe » dans lequel l’auteure s’engage, sans fil d’Ariane hormis une musique qui vient du fond de l’être et qu’elle ressent comme la promesse encore fragile, à peine murmurée, d’une langue. Comment naît-on à la parole ? Partout il y a ces murs, cette obscurité. « Prisonnière de ces pages », écrit-elle, tel Jonas dans le ventre d’une baleine, dans le « noyau des mots ». Elle avance dans le dédale qui se referme derrière elle en anneau, le O d’une bouche peut-être. Enfin dire. Mais « quelque chose résiste encore ». Il y a bien un livre au milieu du chemin, mais ses pages ouvertes sont noires/d’une encre qui a bu toutes les paroles. Et si l’issue était à la verticale, comme pour l’arbre, mais dans une « chute ascendante » ? Donner des ailes à sa parole, mais pour s’envoler vers la source.

Cécile A. Holdban, Toucher terre

La deuxième partie s’intitule « Demeure », dans son double sens de lieu et de pérennité : ce qui demeure. C’est de ce lieu, où la notion de temps est abolie au plus profond de soi mais où la mémoire est d’autant plus présente, que l’auteure s’abandonne à la Vision. Qui regarde ? Et quels sont « ces yeux plus vieux que son corps » ? Cécile A. Holdban nous avertit que le regard qui se déploie là est d’ordre cosmique, relève d’une poésie cosmique. Voici un extrait :

« J’ai plongé dans le monde avec fièvre, rouge et blanc

de l’été, même novembre savait le nom des fleurs

les eaux des rivières s’ouvrent si elles sont claires

et rejoignent nos mains

nous devenons étoile dans la clarté du jardin »

Dans la troisième partie, cette vision cosmique prend des accents de voyance, au sens du Rimbaud des Illuminations. L’auteure cherche à voir l’invisible dans le visible, à entendre l’inaudible dans l’audible. Tout, soudain, se met à faire écho, à se répondre dans sa voix, à se faire langue. Le chant du monde se met à parler en elle : falaises, montagnes, roches, orages, lacs, arbres, abeilles, oiseaux, lumière. « Il y a des pierres dans sa langue, de l’eau et des cailloux », écrit-elle. Et dans son ciel interne les oiseaux traversent, l’étoile se penche, les « yeux se lèvent ». Même les fleurs ont des ailes. L’univers s’embrase.

La quatrième et dernière partie, « Toucher terre », qui donne son titre à l’ensemble, est une lente retombée. Après l’orage, le regard est lavé, apaisé, presque serein. Il y a comme un bonheur d’exister. Peut-être parce que c’est le retour du printemps, et avec lui, pour l’écrivaine, l’âge d’or de l’enfance. La langue de Cécile A. Holdban atteint à une grande pureté d’expression, ainsi qu’en témoigne le dernier poème :

« Toucher terre lentement, à l’abri des sous-bois,

des cyclamens mauves, des lianes de ronces

les flammes des bruants voletant

entre l’ombre des haies

simplement toucher terre,

jusqu’à suivre, l’œil délivré dans les brins,

la lumière, le ruisseau clair, l’ambre,

jusqu’à la chute rousse du soleil

fauché, l’astre odorant lié aux branches,

jusqu’à sillonner le ciel avec ses mains de fleurs

jusqu’à se consumer dans l’air bleu, à s’éprendre du sol

le soleil amoureux. »

Lire Cécile A. Holdban, c’est se laisser porter par cette musique, comme celle d’un chant qui vient des origines et que nous reconnaissons aussitôt dans le secret de notre pensée la plus intime.

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