Nuances de blanc

« La voix est blanche et la chambre est noire ». On est dans la nuit de Tokyo et Michaël Ferrier, auteur-narrateur de François, portrait d’un absent, vient d’apprendre la mort accidentelle de celui qui a été son meilleur ami des années durant, quand il vivait en France. Cela s’est passé aux Canaries, sur une plage nommée « La graciosa ». Une vague a emporté l’ami, avec sa fille Bahia.


Michaël Ferrier, François, portrait d’un absent. Gallimard, 256 p., 20 €


Le récit que nous lisons est un tombeau, « aussi grave que le marbre, aussi léger que le ciel ». C’est le portrait de l’ami de Michaël Ferrier, et l’évocation d’une époque désormais révolue.

François : « Toujours un pas de côté. […] Toujours à tout instant, il compose sa propre topographie. » C’est un être singulier, qui aime observer les étoiles, « Straight, no chaser » écrit et interprété par Thelonius Monk, Gustav Leonhardt jouant Bach, le cinéma, mais pas tous les metteurs en scène. C’est un être absolu, sensible à la langue, soucieux du mot précis, d’une curiosité immense, jamais limitée. En cela, il ressemble à Maxime, grand-père de Michaël Ferrier parti vivre à Madagascar, héros de Mémoires d’outre-mer, le précédent roman de l’auteur. Mais Maxime était un homme heureux, sans les aspérités de François, avec qui on peut se brouiller.

Michaël Ferrier, François, portrait d’un absent.

Michaël Ferrier © Francesca Mantovani

François, Michaël Ferrier l’a rencontré au lycée Lakanal où tous deux étaient internes. C’était un monde à part, « une forge admirable », difficile à pénétrer tant pour l’administration du lycée que pour les externes. Tout y est différent, à commencer par la lecture des œuvres : « Tandis que les externes observent les textes, les dissèquent, les analysent, les édulcorent, les internes s’en emparent et les font brûler : ils les forent, les explorent ». La vie d’interne a ses rites, ses secrets et ses « carburants » : les textes en font partie, comme certaines substances odorantes, dont la Pascaline, communément nommée haschisch mais ici liée à Blaise Pascal, ou une « Perle noire » qui arrive d’Afghanistan grâce à un certain J-C. L’alcool aussi, permet de transformer les choses, et on suivra, ou pas, les conseils que prodigue l’auteur quant aux décisions à prendre, comme le faisaient les Perses, après avoir bu. Parmi les autres conseils qu’il donne (ou suit) celui de Guy Debord : « Ne travaillez jamais ! ». Que l’on s’entende : la génération d’internes qui semait le trouble à Lakanal a fourni un gros contingent à l’ENS et à d’autres écoles prestigieuses cette année-là. On a donc travaillé, mais pas comme on l’entend généralement. La joie, l’ivresse, consumer les textes de Lautréamont, Breton ou Aragon ont été pour quelque chose dans cette réussite.

François, quant à lui, a choisi l’IDHEC, ancêtre de la FEMIS et tout aussi difficile d’accès. Parmi les lieux que le narrateur et lui hantaient, il y avait une salle mythique, disparue (hélas !) en 1986 : le studio Bertrand. Avec un ticket, on restait de 14 h à minuit et la programmation était conçue par un « génie ». Tout passait, des grands classiques de Buñuel ou Murnau, aux films à l’époque oubliés de la RKO, comme ceux de Tourneur. On y allait en bande, comme le faisaient les cinéphiles de la rue d’Ulm, du Champollion ou de la Pagode. Pour Michaël Ferrier, toutes ces expérience sensibles, sensuelles sont le ciment d’une amitié qu’il décrit, reprenant à diverses reprises ce qu’en dit Montaigne : « Ce n’est pas de l’ordre du principe rationnel, d’une intellection ou d’un calcul. Cela ne repose sur aucun raisonnement, mais sur une expérience intuitive – physique et intellectuelle à la fois – de cette présence si particulière. »

Pendant des mois, François s’attache à Thierry, un jeune SDF qu’il suivra dans un film, Thierry, portrait d’un absent, documentaire sans effet superflu. Comme il l’écrit dans une lettre au narrateur, cernant les difficultés du genre, « Où mettre la caméra – rien que ça – qui va déterminer le point de vue, et à chaque fois une fenêtre ouverte sur le monde. Voilà tout ce que le cinéma de fiction a perdu aujourd’hui ». Le film est un « réquisitoire » : « Ce SDF, réduit à l’état d’ombre, est aussi un être lumineux, qui jette un éclairage cru sur le monde qui nous entoure et sur certains de ses aspects que, d’habitude, nous ne voulons pas voir, ou qui ne nous sont pas montrés. » François prend des risques, se brûle en vivant, en travaillant. « Être de combustion » écrit de lui son ami. Bien sûr, c’est difficile, avec le monde, avec les autres, y compris avec celui qui bâtit là son tombeau. François travaille sur Libera me avec Alain Cavalier, l’un des rares metteurs en scène qu’il admire. L’austérité du cinéaste, son art du peu, correspondent à ce qu’il aime : « L’argent est l’ennemi du film, l’argent est inquiet, il poursuit le cinéaste et veut l’empêcher de faire des choses. ». Qui a vu Pater, pour ne prendre que cet exemple, comprend ce qu’est le cinéma à l’état pur.

Michaël Ferrier, François, portrait d’un absent.

Le cinéma La Pagode, à Paris

Michaël Ferrier vit une expérience voisine en partant au Japon en 1992. Il parle de « disparition », au sens de « lent dépeuplement contrôlé, un éloignement des choses inessentielles, une raréfaction ». Il renvoie à la lecture du Secret, de Tanizaki et son récit, comme les précédents, est une visite dans la bibliothèque, une incitation permanente à la lecture, à la découverte. Michaël invite François une première fois à Tokyo, « ville des ruses et des rivières ». Et « flottement contre frottement », François se sent à son aise dans le pays. Puis il obtient une bourse pour la résidence Kujoyama à Kyoto, pour un film que Michaël et lui écriraient ensemble. Mais rien ne se passe comme les amis le voudraient : « La brouille. Comme son nom l’indique, c’est un brouillard, une confusion, une nuée. » Et cette « foule imperceptible de détails anodins et isolés » provoque le départ de François, « dans la fournaise moite de l’été ».

Les années passent ; des lettres font le lien, rapprochent les deux amis. François découvre l’Afrique, se passionne pour le Sénégal, y tourne Facteur Toubab : « Plus rien ne m’encombre. Ne me reste que la force des liens que j’ai tissés ici et que rien ne pourra défaire. » Il est heureux, rencontre Sylvia, devient père, entre à France Culture comme réalisateur sonore, sculptant le son des Misérables et de Millenium comme il a filmé, attentif à la musique, à la prosodie, au son. Il a trouvé sa voie ou ses voix : « François était un homme d’écoute. Il savait ouvrir l’oreille, et c’est pourquoi il pouvait susciter l’affection la plus profonde. Car l’amitié n’est rien d’autre que cela : une écoute. C’est-à-dire l’ouverture à une pulsation, une vibration. »

Une vague submerge le père et sa fille. Dans la dernière page du récit, en écho à la première, Michaël Ferrier décline les nuances de blanc, celui qui fait horreur, révulse, comme celui qui éclaire, et qui reste.

Tous les articles du numéro 64 d’En attendant Nadeau