Refuser la violence ?

« Ils peuvent me haïr, ils ne parviendront pas à m’apprendre la haine ». Par cette formule, que cite Marc Crépon, Romain Rolland  ne visait à l’époque, en 1914, que son  propre cas et les polémiques insensées qui ont entouré la publication d’Au-dessus de la mêlée, mais ces paroles ne peuvent pas ne pas entrer en résonance aujourd’hui, en France, et ailleurs. « La violence a fait irruption dans nos vies. » Tels sont les premiers mots de ce livre.


Marc Crépon, L’épreuve de la haine : Essai sur le refus de la violence. Odile Jacob, 263 p., 23,90 €


L’épreuve de la haine est le troisième volet d’une réflexion ambitieuse et originale du philosophe Marc Crépon sur la violence, après Le consentement meurtrier (Cerf, 2012) et La vocation de l’écriture : La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence (Odile Jacob, 2014). Il s’agit donc d’une œuvre de longue haleine, méditée, et qui appelle la discussion, autour de cette ancienne idée de la non-violence. Le refus absolu de la violence serait-il encore d’actualité ?

Cet ouvrage attire l’attention parce qu’il consacre trois chapitres (« La patrie, une idole meurtrière », « De la haine », « Non-violence et révolution ») à la figure toujours controversée de Romain Rolland, entre pacifisme et soutien à Staline. Mais l’intérêt du livre est plus large. Il opère un basculement original.

Il existe des analyses canoniques des causes de la violence, comme celles de René Girard et sa théorie du bouc émissaire, d’Elias Canetti, dans Masse et puissance, ou de Freud, dont d’ailleurs Marc Crépon a retraduit (avec Marc de Launay) les Considérations actuelles sur la guerre et la mort de 1917. Mais Crépon laisse de côté la recherche sur les causes de la violence pour s’intéresser, dans une démarche qu’il qualifie de « phénoménologique », à ses effets. La violence a pour effet de détruire de façon durable la confiance en soi et dans l’environnement humain autour de soi ; tout devient menaçant ; les relations humaines les plus simples sont ravagées par la haine. Le piège est alors tendu de répondre à la haine par la haine, et par la violence réelle à la menace supposée. Et alors ce sont certaines « catégories » qui sont visées, par-delà tel ou tel individu. Les juifs, les Arabes, les Noirs, les chrétiens, les Autres.

L’étude de Marc Crépon comporte deux volets : le premier, plus théorique, sous la forme d’une réflexion sur la violence et la haine, et l’autre, plus historique, et plus pratique (dans tous les sens du terme) et qui cherche à « prendre du recul » en écoutant de « grandes voix du passé », celles des personnalités qui, avec des bonheurs divers, se sont opposées, concrètement, à la violence, qui ont eu recours à une forme de non-violence : Jaurès et sa conception nouvelle de l’armée et de la patrie, Romain Rolland et la proclamation de l’Indépendance de l’esprit, mais aussi Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela et la commission Vérité et Réconciliation de Desmond Tutu.

La violence, qu’elle soit institutionnelle comme fut l’apartheid, guerrière comme celle que nous ne connaissons que trop aujourd’hui, fanatique comme celle des attentats, épidermique comme le racisme, a pour effet de nier chez l’individu tout ce qui fait sa singularité, le point de vue unique sur le monde qu’il représente, qu’incarne le plus humble d’entre les hommes, l’enfant privé d’enfance, la femme battue, le Noir qu’on abat. Autant de « vies singulières » sacrifiées à des abstractions. Chacun, dans la modestie même de son existence, est un monde original de relations humaines qui disparaît – comme le rappelle la bouleversante citation de Vassili Grossman, dans Vie et destin, qui conclut le livre – et c’est précisément ce que veut faire la violence : effacer cette singularité, rendre anonyme la victime, lui faire perdre son identité dans la masse pour qu’elle ne soit plus qu’un numéro.

Mais la victoire ultime de la violence est de fournir des légitimations à cette haine destructrice : ce que Marc Crépon appelle le « consentement meurtrier ». Nous trouvons toujours de bonnes raisons pour « consentir » à la violence, depuis l’indifférence des voisins jusqu’à la haine raciste, et chaque fois on sacrifie des êtres à des idoles, à des « mots à majuscules », dit Marc Crépon. Dans une opposition discrète au raisonnement de Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur, Marc Crépon refuse la dialectique « obsédante » qui veut que les fins ultérieures justifient les moyens actuels et qu’un peu de violence soit nécessaire et acceptable contre beaucoup de violence. Fréquentes ont été les situations historiques où cette question s’est posée avec acuité (l’évolution d’un Romain Rolland est à cet égard paradigmatique). La non-violence est-elle autre chose que le rappel impuissant de vœux pieux ? Le constat d’une impuissance ? Mais la violence est elle-même un engrenage sans issue… On le voit chaque jour.

L’exemple de la commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, les procès du Rwanda aussi, montrent à quel point il est essentiel et salvateur de dire au moins la vérité de ces « vies singulières » (ces « vies minuscules »,  dit Pierre Michon) sacrifiées à des fantasmes de race. L’insupportable litanie du nom des victimes rétablit la vérité de la violence qui a détruit des mondes.

Dire la violence dans sa vérité, dans sa nudité. Seule la littérature (au sens large, avec les récits et les témoignages, comme celui d’Antjie Krog dans La douleur des mots pour l’Afrique du Sud) semble capable de dire cette vérité, de dissiper les « bonnes raisons » de l’idéologie, les justifications apaisantes, les euphémismes, la banalisation du mal, et de ce mal radical qu’est le racisme, la folie de l’appartenance.

Au-delà, le livre s’achève sur ce que Derrida, parlant du pardon et de l’hospitalité, appelait une éthique « hyperbolique » : « la seule façon de redonner sens à des notions aussi  […] confuses que “l’humanité ” et la “solidarité“, par opposition à la haine, consiste à reconnaître à l’éthique la radicalité de sa responsabilité ». Sommes-nous assez forts pour cette responsabilité radicale ?

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