(Un) roman animal

Il y a l’animal qu’elle a été. Les animaux qu’elle a eus. Et puis les autres, tous les autres, qui forment constellation, tombeau et tableau d’amour. Mort d’un cheval dans les bras de sa mère de Jane Sautière est un roman animal, comme on dit « roman familial ». Et peut-être plus encore.


Jane Sautière, Mort d’un cheval dans les bras de sa mère. Verticales, 186 p., 17 €


Ils reviennent parfois de loin, les animaux de sa vie, chats, chien, lapin sortis d’un bestiaire d’enfance que la mémoire a protégés au-delà de la mémoire, images qui remontent comme de la nuit des temps et qui forment constellation, nature jamais vraiment morte, tombeau, tableau d’amour vivant : « Comprendre et croire tout pareil que le poids léger sur la poitrine la nuit, c’est le vôtre, animaux de compagnie, puisque c’est ainsi qu’on vous appelle, sans imaginer qu’au-delà de votre disparition, votre présence légère viendra nous tenir au-dessus du sommeil et que, comme à tout autre fantôme, nous vous devons quelque chose, la veille, la vigilance quant à ce que fut votre présence si parfaite », écrit doucement-tragiquement Jane Sautière.

Car oui, c’est bien d’un livre d’amour qu’il s’agit, petites joies et grandes peines mêlées, tendresse qui passe à la manière d’une caresse partagée, rêverie de corps lunaire, unaire, comme la découverte d’un univers non séparé, réparé. À la mesure de l’incommensurable. Au risque de l’impartageable : « (L’inavouable de ce chagrin. Où est la gêne ? S’attacher à une bête comme à un humain ? Qu’est-ce qui est proscrit ? Placer l’animal comme un égal et ne pas avoir, pour ma propre espèce, l’attachement majeur ? Ou aimer l’animal comme un humain dans un amour inapproprié ?) »

Je est un animal, donc. Au plus profond de soi. Intime. Comme ce cheval que l’enfant habite et qui l’habite, esprit qui se dresse dans un corps qui ne se dresse pas. Écoutez-le avancer, se frayer un passage entre les mots du texte, comme poète au milieu de la poésie : « Le cheval est mon animal de référence, je l’incarne. Je trottine, piaffe, caracole comme si j’avais quatre hautes jambes, j’encense de la tête, j’ai long cou et crinière. Je fais de brusques écarts, je rue, j’ai des sabots. Je ne dis rien de ma transmutation mais je suis possédée par mon fétiche, succubée. »

Mais Je est encore l’animal qu’elle suit, et qui la suit, dans un mouvement de fuite à deux, musique sur une portée magique. Elle et son lapin d’élevage, qui sort tout droit de chez Lewis Carroll. Elle et ses chats plus ou moins adultes, qui forment une boule d’altérité sauvage. Elle et son chien bâtard, comme deux frères de fortune enlacés. Il n’y a pas de maître, aucune traîtrise dans ce rapport de l’un à l’autre, de l’un et de l’autre, rien que l’enfance sauvée : « Le lien a été immédiatement celui de l’intimité, de la fluidité. Nous n’interprétions pas nos signaux respectifs, nous les comprenions d’emblée. »

Mort d’un cheval dans les bras de sa mère est un roman animal où la bête tient tête au malheur, griffe la mort, mord le noir. Elle éloigne ainsi la petite fille de la mère mélancolique, Médée terrible qui a perdu ses deux premiers enfants à la naissance, « consumés par le bacille de Koch ». Chercher la vie là où elle se terre, invisible, hors de portée des mortels. Je est aussi une animiste : « Je me suis tournée plus que d’autres enfants vers la vie animale et végétale. Je croyais les fleurs habitées par des fées. La dimension très mièvre de cette croyance, je ne l’ai pas perdue. Croire aux signes, aux traces, au partage de la vie par les morts. Survivance et survie comme tout pareil. Je suis une animiste. »

Jane Sautière, Mort d’un cheval dans les bras de sa mère

Jane Sautière © Francesca Mantovani

S’approcher de l’inapprochable. D’une présence absolue et mystérieuse, absolument mystérieuse, corps corpusculaire, corps indiscernable, qui passe à travers un grillage comme une idée traverse l’esprit, forme enveloppée-enveloppante qui occupe l’appartement sans lui appartenir, fantôme qui apparaît sur la pointe des pattes… Telle singularité de l’animal qui confine à la magie de l’Image est ici (d)écrite admirablement, avec des mots qui sonnent comme des sentiments, tremblants de justesse. Le style de Sautière, c’est l’animal même : rapide, soufflant, haletant : « Je vais dans le métro. Je la vois au détour d’un couloir, elle avance vite, avec l’allure des chats qui ont peur, échine basse, creusée, épaules serrées. Elle va se faire tuer si elle descend sur les rails, je l’appelle, haut, ferme, elle se retourne ; ses yeux effarés. »

« “Bêtes domestiques”, les mots sonnent fort. » Et résonnent tout aussi fort dans un livre qui sait se dépasser, regarder notre très bas monde d’en haut, donner des leçons et en recevoir. De fait, c’est un réquisitoire implacable contre l’humain qui enchaîne les chiens, stérilise les chats, prescrit et proscrit à tout va. Mais rien n’y fait, ou presque. Chassez l’animal, l’enfant revient au galop : « Il y a les résistances presque originaires. Dans le métro, un petit enfant agite bruyamment un crocodile articulé en bois. Sa mère essaye de le faire taire et veut prendre le jouet, en faisant d’ailleurs plus de bruit que l’enfant (on vérifie donc encore que le maintien de l’ordre est souvent plus sonore que le trouble qu’il entend maîtriser). Dans la radicalité du refus de l’enfant (un ‟non” ferme, sonore, posé), on entend la détermination des petits qui n’évaluent jamais le rapport de force. Ainsi fait la petite chatte lorsqu’on prétend lui imposer de quitter le fauteuil, de lâcher la paire de chaussettes, elle crache et crie, miette minuscule qui finit quand même par s’imposer. Le monde est à eux, nous le pensions nôtre, exclusivement, et il est bon d’être démenti. »

Mort d’un cheval est à cet égard un livre plus politique qu’il n’en a l’air. Difficile en effet de ne pas apercevoir la frontière derrière la barrière que saute le chien, l’alliance du chat errant et de l’homme migrant, l’animal qui n’a pas de biens et qui vous veut du bien. Toutes ces formes de vie de peu qui sautent aux yeux et que nous ne voyons pas, ne voulons pas voir (entendre, imaginer). Ainsi de cette souris qui lutte pour sa survie : « Le qui-vive permanent, la faim et la nécessité de braver le danger. On est là, dans l’opulence de notre sécurité. On l’oublie. Un grattement vient nous rappeler son existence, un frôlement. Il faut l’entendre. Entendre la peur qui talonne, le cœur au maximum, les sens aux aguets, l’incompréhension de l’environnement dans lequel elle a été précipitée. Ce qui est vaincu d’avance. Ce qui ne fait pas le poids. Ce qui ne pèse rien dans l’ordre du monde, hormis un marché pour armes létales. L’indésirable. Est-elle mâle ou femelle ? A-t-elle une progéniture quelque part ? Comment vivait-elle avant sa capture ? Être une proie, toute la vie dans une fuite permanente devant le danger. »

Est-ce consolation ? est-ce désolation ? La dernière image du livre est à la fois terrible et magnifique. La mort d’un petit animal qui se superpose à celle d’Allende. L’auteure pense « à la détresse d’un chat minuscule » en même temps qu’elle « écoute toute la nuit la radio d’Alger qui racontait heure par heure les événements » : « Ce ne sont pas des choses de même nature et rien ne se confondait dans mon chagrin. Il y avait les deux tracés de l’infinie injustice. Distinctes l’une et l’autre, monumentales toutes deux. » Je est un animal, définitivement triste.

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