Forage des profondeurs

Dans son sixième roman, De l’autre côté des montagnes, l’Américain Kevin Canty explore les mondes souterrains, celui des galeries sombres de la mine d’argent d’une petite ville de l’Idaho, et, plus encore, celui des sentiments brouillés des rescapés et des endeuillés lorsque survient la catastrophe. Tendue, précise, la belle écriture de Canty entraîne avec humanité au cœur des incertitudes et du désarroi, au plus profond d’une veine de la terre et des émotions primordiales.


Kevin Canty, De l’autre côté des montagnes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne Damour. Albin Michel, coll. « Terres d’Amérique », 258 p., 22 €


Tout commence par la fable du chat et du lapin, deux mondes différents, avec le chat plus fort, plus rapide, plus cruel, et le lapin surpris, plaqué au sol, sans griffes ni dents pour se défendre, vite estourbi et emporté : « il s’agit de sauver sa peau. L’un a le pouvoir, il peut s’arrêter quand il veut, l’autre doit jouer jusqu’à sa mort » : façon de camper une société.  Nous sommes en 1972 à Silverton, c’est l’hiver, l’isolement, aucune voie n’est praticable dans les montagnes, à peine un téléphone. David, étudiant, contemple de chez sa logeuse la scène de mise à mort du lapin, une scène qui fait figure de module initial pour lancer toutes les répliques d’un bouleversement qui va prendre place à la fois sous terre et sur terre. À partir de ces zones reculées de l’Idaho et du Montana – où l’écrivain vit (à Missoula) et enseigne à l’université –, c’est tout un pan de l’histoire de l’Amérique des années 1970 qui surgit avec ses modes de vie grégaire, ses ancrages, l’autarcie au creux des crêtes, la dureté quotidienne et, pour certains, les rêves inaboutis. Ces habitants du nord-ouest des États-Unis, frustes, durs au mal, taiseux, ne sont pas sans rappeler les miséreux de Steinbeck et de Carver, et font revivre une société à l’état brut, clouée par l’appât du gain, incarnant un moment de l’histoire d’un pays enclavé et replié. Kevin Canty, né en 1953, se consacre depuis dix ans à la littérature, et son roman précédent, Toutes les choses de la vie (2014), mettait déjà l’accent sur l’Amérique profonde, sur le poids des émotions cardinales, sur l’incertitude de personnages cherchant l’existence, oscillant entre le début et la fin de tout, en proie à une attente vaine. Curieux de ce qui est « l’autre côté », Canty se place toujours au carrefour de sentiments encore confus, sous la grande ombre d’une mort qui habite les rencontres et remonte à la surface des mots.

Kevin Canty, De l’autre côté des montagnes

Cette fois, dans une petite communauté soudée par le minerai d’argent, Kevin Canty fait naître une fiction tragique, qu’il construit à partir d’un fait historique survenu dans la Sunshine Mine, un incendie dévastateur. Le décor planté, à la fois les cages des humains et le grand froid dehors, il prélève une poignée de personnages, deux frères – David et Ray –, un couple et ses filles jumelles, un célibataire aguerri, Lyle Triplett, une jeune épouse en désir d’enfant qui va en consultation à Spokane pour garder son secret. Un à un, ils sont attachants, pris sur le vif dans des scènes enlevées, une noce à la Bruegel, une querelle, une ivresse, un corps à décrasser. C’est la mine qui scande leur vie et, selon Lyle, bien conscient du défi de ce gouffre qui peut le tuer à tout moment, « chaque jour est une renaissance. La remontée puis la pénombre du vestiaire, où la lumière filtre depuis les lumières grisâtres en haut du mur, et enfin on est dehors sur le carreau de la mine ». Car le front de taille est au bout du bout, à un kilomètre et demi sous terre, au plus loin de la cage. « Ensuite il y a seulement la montagne, le poids écrasant, le silence. » C’est de ce va-et-vient constant que naît le rythme du roman, avec ses couleurs sombres, ses miniatures et ses grandes scènes.

Pour charpenter l’action, Kevin Canty choisit la force du contraste de deux univers en vis-à-vis : chaud et glace, secret feutré et rixe brutale, il alterne les scènes privées et le tumulte collectif, l’obscurité des galeries et des puits avec la lumière crue des bars où bières et rasades d’alcool étourdissent les cervelles et les corps de ces gens simples, sans autre passé ou perspective que la routine du noir labeur et l’antidote des bistrots pour conjurer le danger. La variante des équipes de nuit et de jour donne d’autres reliefs à leur défoulement, jusqu’au moment où tous sont chavirés par le souffle de la mort qui va frapper des dizaines de mineurs au fond de la mine et détruire les familles. Pour autant, Canty sait ménager en parallèle la peur et le suspense de l’espoir, dès l’alerte de la fumée : « Lyle a l’impression que son crâne va éclater. De l’eau goutte de la roche. Un bruit étrange frappe ses oreilles. Il s’arrête un moment, écoute. Puis comprend que c’est le silence. Les ventilateurs se sont arrêtés. Toute la machinerie s’est tue. Même le sifflement des tuyaux d’aération. Rien. La mine est plongée dans le silence. Rien que le bruit de ses pas et ceux de Terry. Un frisson court dans son dos. Quelqu’un marche sur sa tombe. »

Kevin Canty, De l’autre côté des montagnes

En surface, en haut de Big Creek Road, quelques mineurs remontent puis c’est l’attente du pire, la bouche de la mine scrutée par les visages blêmes, sans larmes ni mots, dans une violence rentrée, Ann va perdre Malloy et avec lui son rêve de donner naissance à leur enfant. Jordan est désormais veuve avec ses filles au berceau ; David, maintenant sans son frère, flotte désemparé, sans un moment paisible, les familles se recroquevillent en silence dans le battement de leur douleur au décompte des vivants et des morts, figées dans l’énigme des disparus. Le désert s’amplifie, les mineurs demeurent les seuls points de fixation traités par l’écrivain. Au bout d’une semaine, il y aura deux survivants mais nul n’est indemne, et pour Lyle, le rescapé, « quelque chose l’empêche de retrouver son ancienne vie, quelque chose qui est né au fond du puits 5200. Il ne peut pas dire à quel moment ».

Sur le glacis du vide et le bouleversement du chagrin, Kevin Canty écrit une tragédie des humbles qui n’ont pour arme ni la grandiloquence ni les échappatoires. Et il trouve les mots justes pour ces mineurs qui en manquent, il capte des instants du quotidien, des cauchemars qui reviennent. Dans la tradition naturaliste, il observe, précis, rapide et efficace, rendant avec finesse et compassion la sensation d’absence et les sursauts émotionnels, sachant jouer de l’équilibre incertain qui suit le drame. La violence du manque sous-tend la survie des proches anéantis, tout comme elle chauffe l’énergie des bals et beuveries, au comble de l’appétit de vivre et de tout oublier. Au-delà du drame de la petite ville, chaque épisode propose un commentaire discret sur l’ensemble de la société américaine, où « un nombre surprenant d’individus gardent une arme à feu dans leur boite à gants, et tout le monde a un fusil dans le râtelier de son pick-up lorsque s’ouvre la saison de la chasse. Il en faut peu pour arriver aux coups de feu ». Le lieu de la mine permet aussi d’aborder ses cheminées et leurs fumées toxiques rabattues par le vent sur tout le paysage, jadis immaculé, et sur les habitants. Quant à la proximité d’un site nucléaire, c’est un prix à payer pour vivre là, guettés par la toux, la leucémie, si bien que les prostituées essaient de se faire de l’argent et filent tant qu’elles sont encore en bonne santé. Sans pathos ni emphase, les instantanés font jaillir une immense douleur, une absence à jamais, une lutte imaginaire, tout se concentre dans un espace minimaliste, une concentration saturée et une mise à l’écart du reste du monde. Par touches rapides et par le moyen de dialogues aux phrases brèves, le roman découvre une humanité à la fois vigoureuse et fragile, soumise aux aléas des forages et des explosifs, sans cesse au bord du dérapage.

Kevin Canty, De l’autre côté des montagnes

La mine de Mullan, dans l’Idaho © Robert Ashworth

Sous l’égide du chat et du lapin, un territoire enclavé, la survie, le silence écrasant, telles sont les lignes de force qui composent une histoire universelle née des deux côtés de la montagne, dans la petite ville de Silverton dont le nom même porte les stigmates de l’argent. Avec une grande maîtrise et la sobriété d’un observateur du détail, Kevin Canty, sa lampe de mineur au front, éclaire la relation à la terre, l’exploitation des gisements qui va de pair avec le danger, le poison, et une solitude profonde. Ce faisant, les années 1970 du roman deviennent celles d’une génération elle aussi perdue, celles d’une Amérique perturbée et marquée par les deuils et les violences, une Amérique des filons et des failles.

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