Poésie sans emploi

Noémi Lefebvre écrit à partir d’un point existentiel à la fois très précis et impossible à situer, quelque part entre le dedans et le dehors du sujet, dans une certain confrontation à la société et aux autres ; une situation ou posture mentale particulière – pas forcément stable ni agréable –, ce moment où l’on se transforme en objet pour soi-même, comme si l’on avait été transporté dans le regard d’un autre, comme si l’on prenait forme sous la pression de ce qui nous entoure et nous maltraite, mais aussi nous culpabilise : « Le vent était au nord et les avions tournaient, les magasins étaient ouverts à l’amour de toutes choses, les militaires par quatre et la police par trois patrouillaient dans la rue. Il n’y a pas beaucoup de poésie en ce moment, j’ai dit à mon père. »


Noémi Lefebvre, Poétique de l’emploi. Verticales, 108 p., 12 €.


Ainsi s’ouvre Poétique de l’emploi, en proie à un surmoi faussement familier, dans « la bonne ville de Lyon » sous emprise policière. Il n’y a pas beaucoup de poésie et le père rétorque que c’est aussi bien, car il y a plus important : « — Tu ne crois pas que c’est un peu déplacé de parler de poésie justement en ce moment ? — Si, Papa  (…) — Est-ce qu’il ne faut pas avant tout sécuriser cette Liberté dont nous avons besoin pour exercer nos droits fondamentaux, dont le droit, par exemple, de faire de la poésie si ça nous chante ? » Le narrateur (sans âge et sans genre) est en butte dès le début à la censure sécuritaire du moment : pour préserver la liberté, y compris d’expression, commençons par la réduire. C’est un personnage volontairement « idiot » au sens de Rosset : l’idiotie opère la « saisie comme singularité stupéfiante, comme émergence insolite dans un champ de l’existence » d’« une chose toute simple » explique le philosophe dans son Traité de l’idiotie. Il compare cette saisie à celle de l’alcoolique qui s’extasie devant une fleur comme s’il n’en avait jamais vu auparavant : « Regardez là, il y a une fleur, c’est une fleur, mais puisque je vous dis que c’est une fleur… » Or, ce que voit surtout l’ivrogne, explique Rosset, c’est que « son regard restera, comme toute chose au monde, étranger à ce qu’il voit, sans contact avec lui ».

Ce qui, du monde capitaliste tardif, reste ici sans contact avec le personnage, c’est en particulier la question de « l’emploi » et celle, donc, connexe, de la liberté. Car dans ce monde dont Lefebvre nous fait rire jaune à chacun de ses livres, on n’a finalement le droit de vivre que si l’on est « employable » – mais pas à n’importe quoi : «  Ça voulait dire que les poètes avaient des devoirs nouveaux, qu’ils étaient eux aussi mis à contribution, écriraient désormais dans le cadre sacré de la défense nationale de l’Europe libérale, ça voulait dire que la poésie était priée de défendre librement la liberté de l’économie de marché et d’abord de la France dans la course mondiale du monde mondialisé ». Ce texte résonne ainsi avec une série de livres qui interrogent l’employabilité du poète (c’est-à-dire l’écrivain qui invente des textes, pas l’écrivant qui en fabrique comme on suivrait une recette de pizza) : depuis les Années 10 de Nathalie Quintane (La Fabrique, 2014) jusqu’à l’Histoire de la littérature récente d’Olivier Cadiot (P.O.L., 2016, 2017), en passant par Réparer le monde d’Alexandre Gefen (José Corti, 2017) ou Le poète insupportable et autres anecdotes de Cyrille Martinez (Questions théoriques, 2017). On trouverait chez les uns et les autres à peu près le même constat : sommé de répondre à la question productiviste « à quoi tu sers ? » (soit le niveau zéro du pragmatisme), l’écrivain n’est accepté que s’il fournit du pansement et de la consolation immédiates – en évitant surtout d’interroger les causes de la douleur et de la maladie. Faute de quoi, il est accusé de « faire de la politique » et, comme l’écrit Lefebvre, de s’« accrocher à une conception romantique et dépassée de cette non-profession inutile et sans le moindre avenir ».

Noémi Lefebvre, Poétique de l'emploi

Noémi Lefebvre © Francesca Mantovani

Poétique de l’emploi n’est pas pour autant, on s’en doute, un plaidoyer en faveur de l’art pour l’art. On peut voir en ligne une vidéo du même titre, réalisée par l’auteure et le musicien Laurent Grappe, sous le label « Studio Doitsu ». Lefebvre y joue une conseillère Pôle emploi et Grappe un poète au chômage qui souhaite faire du poème « un geste qui aurait son efficacité propre dans le monde ». Dans le dialogue de sourds qui s’instaure, on ne sait plus s’il faut rire ou pleurer car, certes, chacun de nous désire instaurer « un usage visionnaire de l’imagination qui nous livre le monde dans sa réalité profonde et chaque être dans sa liaison à l’unité du tout » mais chacun sait aussi, comme le suggère la conseillère Pôle emploi, que « gardien d’immeuble » est encore le poste le plus adapté pour réaliser ce projet. En somme, on se rappelle qu’on peut être employé (et reconnu socialement) sans travailler ou presque, mais aussi qu’on peut travailler toute sa vie très dur et, faute d’avoir un « emploi » (parce qu’on est précarisé, ubérisé, etc.), n’avoir qu’un pont pour perspective de fin de vie. Néanmoins, le livre propose dix « leçons » à l’usage des poètes, qui sont tantôt des avertissements politiques, tantôt des conseils de réussite cyniques, tels « Poètes, ne cherchez pas la sincérité en poésie, il n’y a rien dans ce sentiment américain qui puisse être sauvé » (leçon numéro 2) ou « Poètes, si écrire vous est défendu, essayez déjà de vous en apercevoir » (numéro 5). Les alentours de cette leçon-là traitent, comme ailleurs, de l’échec, mais en réinscrivant Poétique de l’emploi plus profondément dans le reste de l’œuvre de Lefebvre, à savoir le rapport entre l’individu et l’espèce humaine  : « je voulais montrer ma conscience collective, ainsi je me lançais dans des engagements avec l’intention de dire une vérité sur l’humain qui nous concerne par notre humanité ». Mais rien à faire, le misérabilisme l’atteint quand il (elle) tente de raconter les malheurs d’autrui : « ça me faisait pleurer d’empathie africaine, de douleur maritime, d’odyssée migratoire, de drames sanitaires ». Le personnage et son surmoi se moquent de conserve : « fuck that fake, la misère humaine m’a filé un rhume qui m’a duré des jours, mon père se marrait ». D’ailleurs il (elle) n’a rien su faire face à « un humain qui se fait écraser et traîner par terre et bourrer de coups de pied en pleine impunité » par des policiers. La honte recouvre son existence.

Ce n’est qu’en lisant le récit d’une plainte pour viol sur « feminin.com », qui aboutit à l’arrestation du criminel que « ça se mettait à bouger quelque chose, comme si d’un coup la vulnérabilité devenait la raison même d’une souveraine beauté, ce que je me disais en lisant ce message qui m’a retourné l’âme et sa mort dedans. » Voilà la poésie, se dit-il (elle), puis : « Je pense qu’on peut dire que j’étais un peu en dépression. Après j’ai dû passer des mois à lire Klemperer et Kraus en mangeant des bananes et relire Klemperer en refumant pas mal.  (…) je lisais Klemperer pour tout exagérer, parce que la survie d’un philologue juif sous le IIIe Reich est tout de même incomparablement plus terrible que celle de no-life même sous état d’urgence dans la bonne ville de Lyon ». La dépression et l’Histoire, c’était déjà le sujet de L’enfance politique (2015), qui précède Poétique de l’emploi. L’écriture de Lefebvre met régulièrement en scène un personnage aux prises avec son surmoi, dès son premier récit, L’autoportrait bleu (2009), publié comme les autres chez Verticales : « Il va falloir modifier ta façon de parler ma fille, je me disais en allemand, en français, puis de nouveau en allemand, puis en français et comme si j’étais ma propre mère. »

Cette fois, c’est toute la société bien portante et pensante qui prend chair sous la forme du paternel : « Mon père était dans son 4 × 4, assis noblement au-dessus de l’ordinaire, il réglait son rétro à sa hauteur de vue, il dirigeait en même temps un concerto en do dièse mineur, il codait des résultats de séquençage du génome, il discutait des fondements de la valeur, il retournait la terre avec des paysans de l’Ardèche, il rédigeait son essai sur la philosophie scholastique, il rendait visite à des enfants cancéreux, il sauvait des humains de la noyade en Méditerranée, il regardait la télé en caleçon, il donnait son sang universel, il se coupait les ongles en lisant du Sophocle, il était digne et beau ». C’est que le malaise et la dépression dans laquelle nous sommes plongés sont le résultat, explique la narratrice de L’enfance politique, d’un « viol politique dont je ne me souviens pas ». Tout la structure de la société est en jeu, aussi traite-t-on l’héroïne au pavillon de « sociothérapie » de l’hôpital psychiatrique. Poétique de l’emploi dit un peu la même chose autrement : « Je souffre par mon père d’une incapacité corporelle au social. » Il s’agit d’arriver, malgré ce social utilitariste et violeur, à travailler sans être employé. À la fin, le personnage lit la Lettre au père de Kafka et conclut : « Il est excellent, ce Kafka, personne n’est comme lui dans toute l’humanité de ce grand peuple outang auquel j’appartiens ». Sans doute a-t-il lu aussi Communication à une académie, où un humain anciennement singe a renoncé à la liberté : « je le répète : je n’avais pas envie d’imiter les hommes, je les imitais parce que je cherchais une issue ».


Cet article a été publié sur Mediapart.

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