Le sens de la citoyenneté

Ce recueil d’articles (écrits entre 1987 et 2015) constitue une passionnante introduction à l’œuvre de Dominique Schnapper. On y retrouve en effet la plupart des thématiques exposées dans ses grands livres (La France de l’intégration, La communauté des citoyens, La relation à l’autre, La démocratie providentielle, L’esprit démocratique des lois, pour ne citer que les plus importants parmi une trentaine d’ouvrages) ainsi que son habituelle façon de procéder : hypothèses originales, vérifications empiriques et argumentation rigoureuse. Si l’on ajoute un bonheur d’écriture, assez rare parmi les sociologues contemporains, on ne peut qu’être ravi de ce parcours en la compagnie d’un auteur majeur de notre temps.


Dominique Schnapper, De la démocratie en France. République, nation, laïcité. Odile Jacob, 346 p., 26 €


Il ne peut évidemment être question ici de rendre compte de l’ensemble des problématiques abordées par Dominique Schnapper. En raison de la place occupée par la question de la citoyenneté, et de notre propre intérêt, nous nous limiterons à cet aspect du recueil. Il y a également une raison pratique à ce choix : les nombreux articles (10) réunis sous le titre global de « Citoyenneté et pluralismes » sont classés, à la fin de l’ouvrage, par ordre chronologique, et, dès lors, dégagent aisément les lignes de force de la pensée de l’auteure.

Le modèle républicain en question

Les politiques, dites d’intégration, menées au nom d’un respect égal pour tous les citoyens ont-elles échoué ? Se sont-elles heurtées au caractère définitif du pluralisme des valeurs dans des sociétés devenues multiculturelles ? Comment organiser la coexistence d’individus n’ayant pas grand-chose en commun ou, si l’on préfère, comment associer reconnaissance des différences et exigence de justice ? Alors que sur ces questions les postulats théoriques conduisent le plus souvent à des affrontements stériles, Dominique Schnapper manifeste un réel souci d’intégrer à son point de vue les principales objections, dont elle n’amoindrit pas la puissance de conviction, qui lui sont faites.

Aussi, s’interrogeant (en 2006) sur « l’échec du modèle républicain » (p. 260-280), n’hésite-t-elle pas à insister sur les discordances dans les différentes dimensions de l’intégration. La distinction entre « intégration culturelle » et « intégration structurelle », que l’on doit à la sociologie américaine des relations interethniques (et notamment à Milton Gordon et à son livre de 1964, Assimilation in American Life. The Role of Race, Religion and National Origin), est particulièrement heuristique. Elle met l’accent, en effet, sur une inquiétante réalité : on peut, lorsque l’on est issu de l’immigration, être culturellement intégré, c’est-à-dire capable de manipuler les modèles culturels de la société d’accueil, sans pour autant accéder aux instances de la vie collective et aux échanges sociaux, autrement dit en restant largement marginalisé. Or ce qui vaut pour la population afro-américaine des années 1960 n’est-il pas une clef de compréhension de la situation des populations arabo-maghrébines dans la France d’aujourd’hui ? Les émeutes des banlieues en 2005 ne sont-elles pas interprétables à l’aune de cette distinction ? Schnapper note ainsi : « Intégrés culturellement, donc animés des mêmes aspirations et des mêmes ambitions que les autres individus démocratiques, les descendants des migrants marginalisés n’ont pas les moyens matériels et intellectuels de les réaliser de manière licite ». Elle ajoute : « Le recours à la violence “pure” témoigne de cet échec annoncé » (p. 268-269). Les enfants de la démocratie que sont devenus les descendants de migrants se heurtent à la limitation des possibles.

Et si échec il y a, est-il celui d’un modèle ? Bien entendu, Dominique Schnapper n’est nullement favorable au multiculturalisme normatif. C’est bien du point de vue du libéralisme politique qu’elle appréhende les discriminations et, en particulier, celles qui frappent les populations issues de l’immigration. La marginalisation est douloureuse et l’est plus encore lorsqu’elle concerne ceux qui ont subi le passé colonial, « la souffrance de l’attachement des pères à la terre natale et l’humiliation qu’ils ont connue en étant réduits au travail en miettes dans les usines des Trente Glorieuses » (p. 272).  Et les difficultés du modèle républicain d’intégration sont accrues par l’affaiblissement du sentiment national, affaiblissement largement dû à la conscience de l’infidélité de la France à ses principes.

De la discrimination positive

La lucidité de l’auteure ne la conduit cependant pas au sacrifice du modèle. On la devine nostalgique d’une nation capable de proposer un projet politique et un idéal commun, même si, inévitablement, ce dernier comporte « une large part de rêve et de mensonge » (p. 273). Aussi s’interroge-t-elle sur le recours à la discrimination positive (ou, dans un vocabulaire plus conforme aux objectifs recherchés, à l’action compensatoire) définie comme la mise entre parenthèses des règles qu’impose le respect de l’égalité formelle afin de parvenir à l’égalité réelle. Elle procède à une importante distinction entre deux sortes de politiques conduites dans cette perspective. La première, conforme aux valeurs démocratiques, ne pose évidemment pas de problème à l’auteure : il est légitime d’adopter des dispositions en faveur de populations définies par des critères économiques et sociaux. C’est la fonction même de l’État providence que d’être attentif à ce type d’inégalités. Il convient dès lors de réserver le concept de discrimination positive à la seconde politique, laquelle substitue la recherche de l’égalité des résultats à celle de l’égalité des chances. La suspension de l’égalité formelle, pour imposer la représentation égale des groupes particuliers (fondés sur des critères dits « naturels », tels que le sexe ou l’origine ethnique) dans les institutions, est-elle acceptable ?

Dominique Schnapper, De la démocratie en France. République, nation, laïcité

Dominique Schnapper ne le pense pas, pour des raisons consistantes. Ces politiques favoriseraient le renforcement des identités collectives et seraient source d’humiliation pour leurs bénéficiaires qui n’échapperaient pas à la conscience de trahir la valeur centrale d’égalité. Dès lors, « elles ne sauraient apporter une solution à l’affaiblissement ou à la transformation des liens entre les individus démocratiques » (p. 293). La discrimination positive ne saurait être autre chose que le constat de l’échec des démocraties devant la persistance des inégalités. Il n’est pas certain néanmoins que nous soyons obligés de suivre la ferme condamnation de l’auteure. Il est une distinction qui me paraît de nature à concilier l’attachement au libéralisme politique et l’adoption d’actions compensatoires. Le danger de renforcer les problématiques identitaires ne vaut que pour les politiques qui cherchent à valoriser des différences collectives, politiques dites de reconnaissance, et non pour celles qui visent à effacer les différences désavantageuses afin de rétablir, dans un second temps, une politique d’indifférence à la différence. C’est cette dichotomie qui permet d’expliquer pourquoi le libéral intransigeant que fut Ronald Dworkin se rallia à la nécessité de la discrimination positive.

C’est pour des raisons comparables à celles de Schnapper, le caractère inacceptable des inégalités fondées sur les origines, que Dworkin considère, au contraire, qu’il est nécessaire, devant l’échec du combat, par des moyens racialement neutres, contre les représentations négatives des minorités, d’adopter des mesures de discrimination positive. L’action compensatoire est donc fondée sur un principe moralement et politiquement solide, celui qui veut que « personne ne soit lésé à cause de son appartenance à un groupe considéré à tort comme moins estimable que les autres [1] ». En d’autres termes, une politique faisant appel aux critères raciaux pour promouvoir l’égalité entre les races [2], et ne portant pas préjudice à un individu en raison du mépris dont sa race est l’objet, est une politique équitable. Si Dominique Schnapper ne souscrit pas à cette conclusion, il est raisonnable de ne voir là que l’expression d’une querelle de famille.

Querelle qui se manifeste également sur la question de l’opportunité des statistiques ethniques, bien que l’histoire comparée des États-Unis et de la France soit largement à l’origine des engagements respectifs du philosophe américain et de la sociologue française. C’est cette dernière que je suivrai sans embarras : « En introduisant les catégories ethniques, on risque d’imposer une perception “ethnicisée” – donc à vocation essentialiste – de la réalité sociale aux dépens d’autres catégorisations significatives » (p. 299). Dans la même perspective, l’auteure se montre sceptique sur la possibilité d’institutionnaliser les droits culturels, la culture étant de l’ordre du symbolique et non une réalité concrète au même titre que, par exemple, l’économique. Pourtant, elle admet volontiers que, la citoyenneté n’étant pas une essence, on puisse réélaborer ses pratiques de manière plus démocratique. Dès lors, le multiculturalisme modéré n’est guère qu’un nom possible pour désigner un républicanisme tolérant.

Pour caractériser l’effort de Dominique Schnapper pour penser le réel, le terme qui me vient est celui de modération. Une modération qui n’a rien de commun avec l’indécision ou la faiblesse des convictions ou encore la pondération, qui n’exclut ni l’intransigeance quant aux principes et aux buts, ni le réalisme quant aux moyens. Pour en comprendre la nature, il faut faire appel à la deuxième maxime kantienne : « Penser en se mettant à la place de tout autre ». Dominique Schnapper développe magnifiquement le sens du compromis dont Popper fait remarquer qu’il est, dans l’ordre politique, l’expression de l’aptitude à se placer au point de vue d’autrui. Qualité que peu de nos contemporains entretiennent avec une telle intelligence.


  1. Ronald Dworkin, Une question de principe, PUF, 1996, p. 378.
  2. L’usage du mot race revient à Dworkin (qui, à l’évidence, ne lui accordait aucune consistance scientifique). Nous l’utilisons donc par respect du texte. Elle ne signifie pas que nous croyons cet usage bienvenu.

À la Une du n° 51