Des récits pour résister

Le premier roman de Burhan Sönmez traduit en français – il en a écrit trois – s’intitule Maudit soit l’espoir (2015). L’auteur, d’origine kurde, est né en 1965 et a vécu dans la région d’Haymana, en Anatolie centrale, au sud d’Ankara. Les contes traditionnels ont bercé son enfance passée dans un village sans électricité. Avocat à Istanbul et spécialisé dans les questions des droits de l’homme, il fut grièvement blessé par la police, en 1996. Il partit alors en Grande-Bretagne pour se faire soigner en tant que réfugié. Quelques années plus tard, il revint en Turquie et mena une activité d’écrivain discret mais remarquablement fort.


Burhan Sönmez, Maudit soit l’espoir. Traduit du turc par Madeleine Zicavo. Gallimard, 285 p., 21,50 €.


Le titre de l’ouvrage vient d’un SDF alcoolique qui clame : « Vive le vin ! L’espoir, c’est de l’opium ». Il pourrait, néanmoins, tromper le lecteur car il ne s’agit en rien d’un récit qui cultive la désespérance. La malédiction proférée contre l’espoir s’explique par le fait que ce qui importe en prison, selon Burhan Sönmez, est l’instant présent. Il convient à la fois de tenir bon et de s’abstraire du contexte mortifère.

Sönmez nous narre la survie, dans une cellule souterraine d’un mètre sur deux d’une caserne stambouliote, de quatre prisonniers qui, à tour de rôle, affrontent la torture. Face au désarroi, à la suspicion touchant les compagnons de prison, face aux taches de sang sur le mur et à « l’odeur de la mort qui imprégnait l’air », un prisonnier déclare : « À part lui-même, l’homme n’a pas d’autre île ». Pourtant, c’est tout l’inverse qui se produit et une véritable entente, une compassion et une solidarité vont naître entre ces détenus.

L’espoir est nuisible car il projette dans le futur aléatoire dans lequel on peut se perdre. L’essentiel est de s’accrocher au présent. Parfois les odeurs le permettent comme celles de la mer, des algues, des pins ou d’une écorce d’orange. Le plus efficace, cependant, reste le récit : «  En racontant des histoires, ce que nous tentions de trouver, c’est la trace de l’instant présent que nous tentions de suivre ». Ainsi, fables, blagues, contes traditionnels, devinettes, anecdotes mais aussi récits de clandestinité et d’arrestation se succèdent-ils. Ces hommes incarcérés ont des dons de narrateur et se prennent au jeu en égrenant des histoires. Comme pour Shéhérazade, tant que l’on raconte, on reste en vie ! Souvenirs personnels douloureux et confidences ne manquent pas également de surgir. Seuls ne doivent jamais être évoqués les secrets à caractère politique.

Kamo le barbier sait fort bien raconter sa pathétique destinée avec poésie ; Demirtay, l’étudiant, connaît nombre de récits traditionnels  car sa mère « croyait aux livres »; le Docteur, qui manifeste une attention particulière à ses compagnons, sait les observer et comprendre leurs réactions ; Külheylan Dayi, le vieil homme, est fasciné par Istanbul et porte en lui l’image d’un père brillant conteur dont il parle souvent. « Au village, les gens suffisent aux gens, on ne savait pas ce qu’était l’ennui. La radio nous a changés ». Or, alors que tous se passionnaient pour un roman raconté à la radio, celle-ci tomba en panne. L’accablement général était si grand que son père fit accroire qu’il connaissait l’ouvrage et imagina une suite à la satisfaction générale…

Dans la cellule putride, des récits d’enfance revenus à la mémoire permettent de fuir en imaginant que, dans le ciel, existe un double de notre monde mais inversé, dans lequel les hommes « faisaient fi de la vie et valorisaient les rêves » et « avaient honte, non pas de la pauvreté mais de la richesse ». L’opposition entre la ville et la campagne permet aussi de créer un autre monde-miroir dans lequel un même personnage mène deux vies divergentes. L’étudiant Dermirtay fait remarquer, à propos d’un beau récit qui évoque une tempête de neige dans la nuit que, si l’on ferme les yeux, les images s’animent comme si l’on regardait un film. Certains contes ouvrent à la réflexion comme l’histoire de cet homme qui se proclamait prophète et qui, devant l’incrédulité générale, demanda à un mur d’appuyer ses dires. Le mur répondit alors : « Mensonge ! Cet homme n’est pas un prophète ! ».

Le Docteur conseille aussi, pour profiter de l’instant, de rêver la vie qui se déroule au dehors en la mimant. Ainsi, un superbe repas festif est-il joué avec plats traditionnels et raki sur fond de paysage stambouliote. Une amitié réelle semble même naître. Le rire que provoquent ces jeux et les plaisanteries parfois salaces posent question au Docteur : « Ils se regardaient et redoublaient de rire, oubliant le lieu où ils se trouvaient. Ou alors riaient-ils parce qu’il leur était impossible d’oublier la cellule ? » Dayi suggère que les personnages du Décaméron devaient « rire jaune » quand ils sentaient le souffle de la mort.

Burhan Sönmez, Maudit soit l’espoir

Burhan Sönmez © Kalem Agency

On ne s’étonnera pas que le modèle du roman soit explicitement cette œuvre de Boccace qui raconte l’histoire de personnages enfermés pendant dix jours dans un manoir, non loin de Florence ravagée par la peste. Ils passent le temps en racontant des histoires, des fables, des paraboles. De même, le roman de Sönmez se divise en dix chapitres successivement pris en charge par chacun des prisonniers. La maladie, fortement présente dans l’ouvrage italien, est remplacée par la tyrannie et la torture dans l’ouvrage turc.

Les gardiens qui sentent « le sang, le moisi et l’humidité », tout en exhalant des relents d’alcool, sont des brutes abjectes qui ont toujours l’injure à la bouche et dont il est inutile d’attendre la moindre pitié. Les tortures sont atroces et répétitives. Les prisonniers savent quelle « ivresse », quelle « délectation » les bourreaux éprouvent devant la mort que parfois ils infligent, en se sentant « comme des pharaons puissants, plus proches du rang des dieux que des hommes ». » La crainte de la souffrance est aiguë sauf chez Kamo : « Si chaque être possédait en lui un gouffre obscur, Kamo attendait au bord de son propre gouffre. Il contemplait un vide infini et ne voyait que de l’obscurité, même dans la lumière. C’est pour cette raison qu’il méprisait la douleur ». Kamo sait se retirer en lui-même et se réfugier dans le sommeil. Il se revendique de « la lignée des Karamazov » et naturellement de l’homme des Carnets du sous-sol du même Dostoïevski. Il ne croit pas à la révolution comme les autres car il pense que « s’attacher à une croyance de tout son cœur transforme l’homme en diable ». Ceci ne l’a pas empêché de tuer plusieurs policiers qui suivaient sa femme militante qui l’avait quitté et qu’il protégeait à son insu. Un moment, il envisage de tout dire de lui à ses bourreaux… pour les révéler à eux-mêmes ! Il affirme les avoir rendu fous en leur déclarant, pendant qu’ils tailladaient ses chairs : « J’éprouve vraiment du respect pour vous, car votre intérieur et votre extérieur ne font qu’un ». Il ajoute, face à ses compagnons quelque peu médusés, que, loin des illusions du bien, les tortionnaires « n’ont pas recours au mensonge. Ils ne dissimulent pas la vérité. Ils s’approprient le mal sans hésiter ». Il poignarda toutefois son premier policier en civil, en lui expliquant : « Moi, je suis à la recherche de la belle poésie. Et toi ? Toi, tu es l’ennemi de la réalité ».

Le titre original du livre est « Istanbul, Istanbul ». Cela souligne l’omniprésence de la ville mais aussi son ambivalence avec les trois étages de caves-prisons et la surface où la liberté de mouvement fait rêver les prisonniers qui constatent : « nous oublions chaque jour davantage la vie à l’extérieur comme si nous étions nés, non pas au-dessus mais sous terre ». Istanbul est également vécue comme une ville de tensions et d’insatisfaction : « Tout le monde évoquait la beauté d’Istanbul, personne n’arrivait à y vivre heureux. L’équivoque, l’égoïsme, et la violence occultaient la beauté de la ville ». La question de l’esthétique urbaine se pose avec l’évocation de la peuplade qui défigurait ses enfants pour qu’ils ne fussent point esclaves. Suit l’observation que l’homme, las de la nature, a créé les villes dont il a expulsé Dieu, puis « il se laissa aller à la laideur » considérée, par certains, comme une condition de la liberté… Istanbul est aussi rapproché de ce village où tous naissent aveugles sauf, de temps à autre, un enfant que l’on s’empresse d’assassiner car « Ici on lynche ceux qui ouvrent les yeux ».

Côté politique, tout est davantage suggéré qu’explicité. Au travers de certains récits, le lecteur comprend que les personnages appartiennent à un réseau kurde activement recherché par la police. Comme aucune date ni revendication ne sont mentionnées, le roman prend un tour universel. Il est clair, cependant, que le combat mené est bien long puisque les prisonniers appartiennent à plusieurs générations.

Si Les Mille et une nuits et Moby Dick sont bien présents dans les récits, la situation rappelle très crûment L’Enfer de Dante comme lorsqu’un prisonnier cauchemarde qu’il gèle au cœur d’un brasier. Toutefois, le lecteur ne tarde pas à s’interroger face à des récits de bonne tenue, posés, colorés, réfléchis, parfois truculents menés par quatre hommes vivant une promiscuité inouïe, couverts de plaies, survivant dans une cellule minuscule, froide et nue. La narration est étrangement distanciée car tout est raconté a posteriori, dans un temps et un espace apaisés où la sensibilité et la pensée peuvent se déployer. Quel est donc cet étrange temps de la narration qui n’est pas du tout celui du récit ? Si l’angoisse des tortures et l’éreintement dû à la prison sont bien présents, la sérénité des conteurs laisse entendre qu’ils sont enfin dans un monde délivré de ses conflits, à moins qu’ils ne soient passés de l’autre côté de la vie, dans un ailleurs indicible…

Le roman se situe dans un passé imprécis mais l’épuration intellectuelle qui se produit aujourd’hui en Turquie lui donne une actualité vibrante qui ne peut manquer de nous interpeller. Il n’est donc pas surprenant que l’ouvrage ait obtenu le prix de la Fondation Vaclav Havel, homme qui fut toujours attaché aux valeurs démocratiques dans un contexte particulièrement difficile.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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