Entretien avec Alexander Maksik

L’oiseau, le goudron et l’extase, d’Alexander Maksik, est une plongée lyrique dans la solitude, l’enfermement et le féminisme meurtrier, située dans le nord-ouest américain à l’époque de Nirvana. En attendant Nadeau a pu interviewer l’auteur dans l’ancien appartement parisien de son inspirateur principal : Ernest Hemingway. 


Alexander Maksik, L’oiseau, le goudron et l’extase. Trad. de l’anglais par Sarah Tardy. Belfond, 466 p., 21,50 €


Alexander Maksik, L'oiseau, le goudron et l'extase

Nous sommes ici au 74, rue du Cardinal-Lemoine, endroit que j’ai toujours rêvé de visiter, et qu’un ami vous a prêté. Apparemment, vous avez un réseau à Paris.

J’ai vécu à Paris de 2002 à 2009. J’enseignais à l’American School à Saint-Cloud. J’étais professeur de littérature anglophone et d’écriture créative. Je suis arrivé ici avec le fantasme d’être comme Hemingway. Je vivais dans une charmante chambre de bonne sous les combles, rue Mazarine, avec vue sur la tour Eiffel, et je n’ai pas écrit un seul mot. Puis j’ai eu une liaison avec une étudiante et ils m’ont viré de l’école. Ensuite j’ai donné des cours à Berlitz, place de la Nation, j’étais avec une Française, on pensait peut-être fonder une famille, j’étais fauché et très malheureux. J’avais commencé un roman, j’ai envoyé les cent premières pages au programme d’écriture créative (MFA) de l’université d’Iowa, où j’ai été admis.

C’est assez paradoxal, parce que ce nouveau roman est plutôt « sexuellement correct », tandis que votre vie est tout sauf cela.

C’est l’essence de mon projet d’écrivain : m’éloigner le plus possible de ma propre expérience. C’est pour cela que je suis devenu romancier : j’aime l’ouverture que cet art permet. C’est lorsqu’elle relève de l’imagination que la fiction m’excite le plus. Surtout en ce moment où l’autofiction est devenue à la mode.

Où avez-vous grandi ?

J’ai grandi à Los Angeles, dans le quarter de Santa Monica et Venice. Lorsque j’avais quatorze ans, on a déménagé dans l’Idaho, à Sun Valley, où mes parents ont été embauchés pour diriger une petite école privée. On vivait à Ketchum, la ville où Hemingway s’est suicidé et où il est enterré. Il y a un monument commémoratif et sa maison est devenue un musée. Mes parents y vivent toujours.

Quel est votre rapport à Hemingway ?

J’ai lu Paris est une fête au meilleur ou au pire moment. Il m’a complètement bouleversé : cette image des cafés parisiens, la liberté. Je me suis dit qu’un jour j’allais vivre comme ça. J’étais grincheux et furieux comme le sont les adolescents : je m’asseyais souvent devant le monument d’Hemingway pour contempler ma souffrance.

Où vivez-vous actuellement ?

Dans l’archipel d’Hawaï, sur l’île de Maui. À Kula, sur le bord du volcan. On loue le cabanon des propriétaires d’une grande maison. J’aime faire du surf, que je pratique depuis mon enfance. Paris me manque.

Vous avez fait vos études à Whitman College, à Walla Walla, dans l’État de Washington, près de la prison qui a inspiré celle du roman. Donc vous connaissez bien les endroits qui y sont décrits. Pourtant, on a l’impression de lire un récit de voyage – genre journalistique que vous pratiquez –, comme si vous étiez un étranger.

J’ai le sentiment d’être un étranger en Amérique, je ne me sens pas américain. Je n’ai jamais cessé de déménager depuis l’âge de quatorze ans. Je n’ai aucun sentiment patriotique, la première fois que j’ai eu le désir de « protéger » l’Amérique, c’était quand j’ai commencé à vivre à l’étranger, lorsque j’ai entendu des gens faire de grandes déclarations concernant mon pays, ce qui m’a donné envie de le défendre. La ville que je connais le mieux, c’est Paris.

Alexander Maksik, L'oiseau, le goudron et l'extase

Alexander Maksik © Deborah Hardee

Le couple au cœur du roman, Joseph (Joey) March et Tess Wolf, travaille dans des bars, dans l’Oregon et dans l’État de Washington. Ça sent le vécu.

En effet. J’ai été barman à Planet Hollywood à Los Angeles, j’étais à l’ouverture. Et je l’ai fait aussi au Loews Hotel à Santa Monica. J’ai été viré pour avoir offert des boissons gratuites à une copine.

Vous avez commencé à écrire relativement tard, ayant été admis dans le programme d’Iowa à l’âge de trente-six ans. Qu’est-ce qui vous a débloqué ?

Le fait d’avoir été viré (de l’American School). C’est compliqué : c’était une énorme erreur de ma part. J’hésite à dire que c’était une bénédiction, mais… Jusque-là, ma vie entière avait été une imposture. Donc j’ai commencé à aller tous les jours à la bibliothèque Mazarine – la plus ancienne bibliothèque de France – où je travaillais à mon premier roman, qui a pour sujet la défaillance morale d’un enseignant, roman vaguement inspiré de L’étranger de Camus.

La sensualité de votre prose me fait penser à la première partie de L’étranger.

Ses essais lyriques font partie de ce que je préfère dans le domaine de la non-fiction. Mon père m’a donné ce livre. J’ai écrit un article pour le magazine Departures lors de la publication du dernier roman de James Salter où j’ai évoqué des discussions ludiques qu’on avait avec des amis à Iowa sur la possibilité de fonder un courant littéraire qu’on aurait baptisé « Les Sensualistes ». C’est de cette manière que j’appréhende le monde. Je ne suis pas universitaire, je ne suis pas particulièrement cultivé. C’est pour cela que j’aime Hemingway : sa façon d’observer les choses, que ce soit la nourriture, le sexe, etc. Je me souviens encore de certaines scènes dans Les aventures de Nick Adams, par exemple lorsqu’il fait griller du bacon et des œufs dans une poêle en fonte à l’extérieur dans les forêts du Michigan et qu’après il trempe un morceau de pain dedans. C’est si juste ! Salter aussi arrive à transmettre cela.

Quelle a été la genèse de L’oiseau, le goudron et l’extase ?

D’une part, l’idée de situer un roman dans une ville dominée par une prison. Ensuite, j’ai songé à inverser les rôles des sexes dans l’Odyssée : Pénélope serait alors un homme, accompagné par des « dames d’honneur » aussi douces et gentilles que lui. Ils attendraient tous dans leurs grandes tours. Tandis que les femmes seraient violentes et froides, leurs yeux rivés sur l’horizon. Dans la vraie vie, je suis entouré de femmes qui sont solides et indépendantes, qui refusent d’accepter les rôles traditionnels. Donc Tess est autonome et robuste, elle n’a aucune patience pour la moindre intimidation patriarcale, tout en restant allergique aux mouvements universitaires où certaines femmes font preuve d’une sensibilité aiguë par rapport aux phénomènes linguistiques.

Joey March souffre d’une dépression, qu’il vit à travers une douloureuse mais poétique image, celle de l’oiseau et du goudron.

J’avais envie d’écrire sur le trouble bipolaire ainsi que sur la maladie mentale en général, que je connais bien, elle est présente dans ma famille : mon grand-père et mon oncle se sont suicidés, et je l’ai vécue personnellement. Comment écrire sur tout cela sans faire appel au langage de la clinique, cette langue précieuse qui finit par écraser la véritable expérience ?

Alexander Maksik, L'oiseau, le goudron et l'extase

Il y a un fort aspect primitif dans ce roman, une célébration de la nature – le soleil, le vent, les arbres, la plage – ainsi que de l’homme qui y vit comme un pionnier, avec ses outils de cuisine et son pistolet.

C’est lorsqu’il peut se séparer de ses pensées que Joey est le plus heureux. C’est un thème récurrent dans mon écriture, cette tentative de se séparer de soi-même, de vivre l’instant, d’avoir conscience de son environnement, c’est cela l’objectif de la fiction « sensualiste ». C’est une véritable bataille pour l’écrivain, qui doit passer beaucoup de temps devant son bureau. On cherche à se perdre dans l’expérience de l’écriture, mais en même temps il faut savoir ce qu’on fait. Dans l’élaboration de ce roman – en particulier dans les scènes où Joey sombre dans la folie –, j’ai songé à la musique, à la façon qu’ont certains musiciens de jouer, et j’ai essayé d’écrire le plus sauvagement possible. Cela peut être une stratégie de se libérer de la dépression : si on s’échappe, si on se perd dans une activité physique, que ce soit le sexe, la nourriture ou le sport, pour que la douleur ou le plaisir devienne suffisamment fort, on cesse d’être présent dans ses pensées, ne fût-ce qu’intellectuellement. C’est comme lorsqu’on boit ou qu’on se drogue.

Cela est-il lié aux scènes violentes de L’oiseau, le goudron et l’extase, où des hommes frappent des femmes, déclenchant leur vengeance ?

L’intimidation et la brutalité m’ont toujours perturbé. Cela pose un problème pour les hommes : doivent-ils intervenir lorsqu’ils voient une femme se faire agresser dans la rue ? J’ai toujours admiré les femmes dotées d’une grande force, telle ma mère, qui ne se laissent pas emmerder.

Tess et Joey ouvrent un bar dans Belltown, quartier branché de Seattle, et intègrent la foisonnante scène artistique des années 1990, dont Nirvana fut l’épicentre. Avez-vous vécu tout cela ?

Bien sûr. Walla Walla n’est pas très loin de Seattle, j’y ai passé du temps pendant ma première année universitaire, quand Nirvana venait de sortir Nevermind. Je ne les ai pas vus en concert, mais j’ai vu Pearl Jam et pas mal d’autres groupes. J’avais l’impression de faire partie d’une « scène », c’était un véritable phénomène aux répercussions globales. Je n’avais jamais entendu quelque chose comme Nevermind, on l’écoutait en boucle. Cette musique me paraissait vraie. J’ai cru en elle.

Propos recueillis par Steven Sampson

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