Croissance du criminel

L’homme-tigre a été édité en 2004 en Indonésie. Né en 1975, son auteur, Eka Kurniawan, traduit par Etienne Naveau, est publié pour la première fois en France chez Sabine Wespieser. Espérons qu’il ne connaîtra pas le même destin littéraire que Pramoedya Toer, grand écrivain indonésien dissident qui, malgré de nombreux emprisonnements, construisit une œuvre magistrale peu répandue en France. Son éditrice annonce déjà une autre publication à venir pour Eka Kurniawan. C’est une chance.


Eka Kurniawan, L’homme-tigre. Trad. de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €


Dans le livre d’Eka Kurniawan, la victime, Anawa Sadat, la cinquantaine « monstre de bonheur qu’on n’avait jamais vu maussade » et le meurtrier, Margio, jeune homme de vingt ans tranquille et renfrogné, sont connus de tous. Ils habitaient le village et participaient au même quotidien fait d’élevage de poulets, de chasse aux sangliers ou de jeux de tourterelles. Le crime de Margio, particulièrement atroce, perpétré à coups de morsures acharnées sur le cou d’Anwa Sadat, reste inexplicable « tant l’identité et la personnalité des deux hommes ne semblaient pas devoir figurer » un jour « dans ce type de tragédie. ». Une tragédie que Margio n’explique pas lui-même, persuadé d’une seule et même chose : ce n’est pas lui qui a commis le meurtre mais l’animal qui l’habite, un tigre « blanc comme un cygne, cruel comme un chien féroce » transmis par son grand-père et qui, après l’avoir protégé, s’est ici manifesté sauvagement. Pourquoi ? Autour du passé de Margio, se profilent peu à peu d’autres vies, d’autres personnages. De légende en réalité, de croyances en filiation, de traditions en soumissions, c’est toute l’histoire de la famille de Margio qui ressurgit alors, s’attardant sur des destins sanglés qu’il semblait inutile de défier.

Destins d’hommes, celui de Komar bin Suyeb, le père de Margio, type bestial et déboussolé qui malgré les coups qu’il ne cesse d’infliger à son fils, finira, après la fugue de ce dernier, par « s’arracher l’âme morceau par morceau » jusqu’à en mourir. Destin d’Anwa Sadat, future victime, peintre lassé de toute expression et vivant aux crochets de son épouse tout en s’échappant dans le corps d’autres femmes. Dépassés par le poids des traditions, ces hommes finissent par sombrer. Pendant ce temps, les pulsions se délient, difficile de les contrer.

Si son titre emprunte au masculin, le roman d’Eka Kurniawan, en réalité, se penche plus particulièrement sur les femmes, notamment l’une d’elle, Nuraeni, la mère du meurtrier. Mariée de force, battue, violée par son mari, Nuraeni supporte les coups, résiste, comme elle peut. Observée par ses deux enfants, distillant la haine que lui inspire son époux, son insoumission psychologique à la domination conjugale et sa recherche effrénée de l’amour dans les bras d’un autre, connaîtront pourtant une issue effroyable. D’autres femmes parcourent le roman, d’autres figures audacieuses aussi, telle cette vieille Ma Rabiah, qui, afin de ne pas céder ses propriétés à sa progéniture trop avide, se donne la mort en engloutissant la terre qui lui appartient en propre. Livrées à une société changeante, poursuivies par les mythes, ces femmes marquées par la désillusion d’une vie décidément mensongère, restent, en réalité, toujours dépendantes du désir des hommes, et se perdent et se meurent.

Construit de façon cyclique, avec une situation initiale qui clôturera également le livre, le roman ne cesse de multiplier les points de vue sur les événements qui précèdent l’assassinat comme pour mieux saisir cette pulsion de mort qui a peu à peu gangréné le corps de Margio.

Entrecoupés de rares dialogues, soulignant ainsi l’insignifiance des mots devant l’inéluctable, s’ouvrant tel un album de famille qui n’en finit pas de dévoiler ses blessures, L’homme-tigre n’aborde-t-il pas, en réalité, et de façon très détournée, toute une société en mutation qui ne sait plus trop à quelle racine se vouer ? Les années de répression du général Suharto renversé en 1998 et maintenu au pouvoir durant trente ans ne sont en réalité jamais bien loin et le pays, reconnu aujourd’hui comme une grande démocratie, a encore des comptes à régler avec son passé. Mais au-delà des faits objectifs, la question demeure : la sauvagerie de tout être humain. Ici, il s’agit de Margio. Mais après ? A-t-on envie de se demander.

Sorti en septembre dernier, le livre, est, aujourd’hui et après les violences de ces derniers mois, encore plus troublant. Il est vrai que cet « Homme-Tigre »-là est ailleurs. Mais ne nous trompons pas : le regard exotique – toujours tentant lorsque mythes et traditions vivent sur un autre continent –  serait bien simpliste, ce que le roman n’est en aucun cas. Il est vrai aussi que l’animisme parcourt l’histoire, tant la tradition orale qui conte le génie protecteur est forte, mais comment ne pas lire surtout derrière l’acharnement du droit au bonheur des femmes, derrière la croissance de la haine d’un adolescent et la perte de repères d’une société, la critique détournée d’un monde (traditionnel et moderne) qui creuse, faute de réels changements, ses propres drames ?

L’homme-tigre…Ou comment en vient-on à tuer comme un animal ? Question universelle que seuls les grands romans savent poser. Mine de rien.

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