Un prétexte idéal

S’il est un événement emblématique, qui d’un coup révélait à celui qui ne voulait rien voir ce qu’il en était du nazisme, c’est bien le pogrom appelé la « Nuit de cristal », qui est le sujet du récent ouvrage de Corinne Chaponnière, Les quatre coups de la Nuit de cristal.


Corinne Chaponnière, Les quatre coups de la Nuit de cristal. Préface d’Annette Wieviorka, Albin Michel, 366 p., 19,50 €


Le 7 novembre 1938, vers 9h30, un jeune attaché de l’ambassade d’Allemagne, Ernst von Rath, est abattu dans son bureau par un jeune juif de dix-sept ans, Herschel Grynszpan1, d’origine polonaise, né en 1921 à Hanovre, arrivé chez des parents à Paris en 1936. Grynszpan sera arrêté par la police française et dira qu’il a commis ce meurtre pour protester contre la persécution des juifs polonais en Allemagne, expulsés dans un premier temps, au nombre de quinze mille. Il sera accusé d’assassinat et défendu par le célèbre avocat antinazi Vincent de Moro-Giafferri. En 1940, il sera transféré à Berlin. Étrangement, vu l’importance du crime, il fut traité de façon relativement clémente. Il disparaîtra vraisemblablement au camp de Sachsenhausen, entre 1942 et 1945.

Corinne Chaponnière décrit avec une grande précision le déroulement de toute cette affaire, à la fois chronologiquement et en la resituant à chaque fois, et pour Grynszpan et pour Von Rath, dans le contexte du moment. Dans son enquête, elle fait apparaître quatre versions possibles : coup d’éclat de protestation, montage politique, affaire personnelle d’intimité partagée et coup monté par les nazis eux-mêmes, ou complot communiste.

Herschel Grynszpan après son arrestation à Paris, le 8 novembre 1938. © Bundesarchiv/domaine public

Herschel Grynszpan après son arrestation, le 8 novembre 1938. © Bundesarchiv/domaine public

Corinne Chaponnière ne se prononce pas : l’attentat a bien entendu pour origine l’indignation devant la persécution, mais relève aussi peut-être de l’affaire de mœurs. Grynszpan a fort bien pu avoir des relations avec le jeune Von Rath, notoirement homosexuel. Le procès de Grynszpan, qui devait se prolonger dans un grand tapage à Berlin et dont Goebbels voulait tirer des effets de propagande, tourna court car Grynszpan déclara qu’il avait eu des relations sexuelles avec Von Rath, ce qui annula les projets de Goebbels. Il n’y a rien, en effet, que les nazis craignaient autant que ce genre d’accusations ; ce n’est pas par hasard si les homosexuels peuplaient les camps de concentration, c’est là l’une des articulations de base du fonctionnement du nazisme : il suffit de se rappeler la Nuit des longs couteaux et les divers procès faits à des militaires tout au long de l’histoire de l’Allemagne moderne.

Il se peut ainsi que de nobles motifs se soient mêlés à d’autres moins élevés dans le geste de Grynszpan, toujours est-il que les conséquences furent effroyables, dévastatrices. Le meurtre commis par Grynspan ne fut qu’un prétexte idéal, au point qu’on doit se demander quelle y fut la part prise par les nazis.

Au cours de la Nuit de cristal qui s’ensuivit, du 9 au 10 novembre, plusieurs centaines de synagogues furent incendiées, des milliers de magasins détruits. Trente mille personnes furent déportées en camp de concentration, des vieillards furent frappés et molestés en pleine rue ; des appartements méthodiquement pillés et leurs habitants jetés dehors. La population participa peu à ces crimes, au grand désappointement des nazis. Cet ensemble de pogroms fut organisé par la SA et la SS, après la longue suite de vexations contre les juifs qui duraient depuis plusieurs années et les incessantes mesures administratives ou juridiques les concernant : à partir de 1935, les intimidations, les menaces, les interdictions, devinrent de plus en plus nombreuses et aboutirent au Reichsprogromnacht (« la nuit du pogrom du Reich »), comme on l’appelle pour ne plus dire « Reichskristallnacht », comme si le changement de mots pouvait réparer l’Histoire. La SS et le parti nazi se jetèrent avec ivresse et méthode dans cette première série de crimes qui ne fut que le premier stade de l’extermination, de la Shoah, seul véritable contenu du national-socialisme dès le premier instant. La Nuit de cristal fut le premier stade de l’accomplissement de la nature intime de la SS par le crime absolu.


  1. On notera que la plupart des noms de famille donnés à des juifs par l’administration impériale allemande ou autrichienne sont soit ridicules (grünspan = vert-de-gris), soit injurieux.
Crédit pour la photo à la une : © Albin Michel

À la Une du n° 2