Publiée au milieu des années 1870, La violoniste est une des premières nouvelles écrites par Ferdinand von Saar (1833-1906). Au terme d’une courte carrière militaire et d’une longue période de galère, celui-ci commençait à peine à se faire un nom dans la littérature, soutenu par ses amis et mécènes : la trentaine de nouvelles qu’il publia au cours des années suivantes firent de ce grand pessimiste un des meilleurs chroniqueurs de la monarchie austro-hongroise finissante, à côté de ses cadets Stefan Zweig ou Joseph Roth.
La violoniste atteste que Ferdinand von Saar a trouvé d’emblée le style et les sujets qu’il affectionnerait durant toute sa vie d’auteur, tels qu’on les retrouve par exemple dans Le lieutenant Burda ou L’histoire d’une enfant de Vienne, déjà traduits avec bonheur par Jacques Le Rider et publiés aux éditions Bartillat : une forme classique, une écriture précise, économe de ses mots et de ses effets, mise au service d’une peinture fine des hommes et des femmes de la « fin de siècle », quand un monde proche de l’apocalypse lançait ses derniers feux. Nostalgique, sans illusions, mais curieux de tout, l’auteur ne cesse de regarder sa prestigieuse capitale en pleine transformation, dont la grandeur se ternit en même temps que ses traditions au profit d’une modernité jugée plus menaçante que prometteuse. Mais pour être conservateur, Ferdinand von Saar n’en est pas moins attentif aux idées nouvelles comme aux progrès de la psychologie, et il en nourrit son art au moment où Vienne ouvre la voie à la psychiatrie moderne.
La destruction inéluctable d’un être, victime de l’illusion où il se complaît et ultime responsable de sa lente descente aux enfers, est le ressort essentiel des récits qu’il expérimente dès celui-ci : la jeune Ludovica Mensfeld, qui sombre dans le malheur jusqu’à en mourir, ne préfigure-t-elle pas cette Élise Schebesta que Ferdinand von Saar dépeindra quelque vingt ans plus tard sous les traits d’une « enfant de Vienne » ? Un autre thème rapproche ces deux femmes et accompagne leur chute : leur sensibilité artistique. Mais elle ne les sauve pas. Élise s’essaie, sans grand succès, à la littérature, tandis que Ludovica finit par abandonner son violon. Mais d’abord, c’est par son jeu dans un salon viennois, ou plutôt par l’image qu’elle renvoie en jouant, qu’elle fascine le narrateur : « Sa joue délicate frôlait le bois de couleur brune, ses cheveux mats tombaient en boucles déliées, son corps mince et souple épousait les mouvements de l’archet : elle avait l’allure d’une muse. » La femme, la musique, la beauté, l’harmonie : Hoffmann tiendrait-il brièvement la plume de l’auteur ? En dire davantage ne ferait sans doute qu’émousser l’impact érotique de l’apparition, mais la scène brossée en quelques mots par le narrateur suffit à faire naître en lui un sentiment qu’il peine à définir, pour une femme dont il dit à la fin qu’il n’était pas amoureux d’elle, mais qu’il aurait pu « l’aimer indiciblement »… Le charme de Ludovica opère donc – sauf, et c’est là le drame, sur celui qu’elle veut séduire.

À propos de narrateur, la nouvelle en compte en réalité deux : le premier (A) rencontre le second (B) dans un café viennois traditionnel, et c’est ce dernier, auquel il donne le nom de Walberg, qui prend le relais pour raconter l’histoire de Ludovica. La première partie, cadre de la nouvelle, est particulièrement développée et livre de précieux indices sur le narrateur A, auquel l’auteur semble avoir prêté beaucoup de ses propres traits : il se définit dès les premiers mots comme « l’ami de l’ancien temps », éprouvant toujours « de l’attirance pour les gens qui ont joué un rôle dans une vie antérieure et qui ne se font pas à leurs nouvelles conditions d’existence ». Se tenant volontairement à l’écart pour observer et critiquer un présent qui ne lui convient pas, il trouve en Walberg un homme avec qui partager beaucoup d’idées, et leurs conversations semblent condenser en introduction ce que von Saar éprouve au spectacle de ses contemporains et de sa ville défigurée par les chantiers, fût-ce selon « la loi d’airain de la nécessité » – c’est-à-dire la préparation de l’Exposition universelle de 1873. Un jour que la promenade des deux narrateurs s’achève au bord du Danube, un corps de femme paraît, dérivant entre les piliers d’un pont. Ce n’est pas une autre Ophélie qui flotterait « couchée en ses longs voiles » que dépeint von Saar, mais un cadavre hideux aux lèvres bleuâtres et aux yeux vitreux : telle sera la dernière image de la belle Ludovica, immédiatement reconnue par Walberg qui n’a plus qu’à raconter à son compagnon comment elle en est arrivée là.
Ludovica a deux sœurs, musiciennes comme elle, mais l’harmonie entre les membres de ce trio sera vite rompue. Une seule d’entre elles accédera à la vie bourgeoise traditionnelle, mariage, maternité et aisance matérielle, tandis que les deux autres se laisseront emporter par la passion qui conduira l’une à la dépravation et l’autre au suicide (autant d’exemples de personnages féminins qui font brièvement songer à Tchekhov, Strindberg, Ibsen ou Schnitzler). Dès le début, les indices concordent pour qui sait les voir, le jeu des corps et des regards dans la scène de présentation annonce ce qui va se jouer : Ludovica cherche les yeux de celui qu’elle aime, mais ceux-ci restent braqués sur sa jeune sœur, et les regards ne se croisent pas comme elle le voudrait… Walberg, qui se veut sage et philosophe, et projette d’écrire « une histoire de l’humanité d’un point de vue éthique », est suffisamment instruit et perspicace pour comprendre immédiatement ce qui se trame. Il quitte les lieux « consterné ». Un rêve étrange fait la même nuit renforce son sentiment, « après quoi tout fut oublié ».
Avec cette irruption dans le récit du rêve et de l’oubli, on touche à la fois aux racines romantiques ou fantastiques capables encore de nourrir une œuvre réaliste, et aux études sur l’inconscient qui occupent alors la médecine psychiatrique. Les différentes rencontres de Walberg et de Ludovica au cours du récit sont fortuites ou semblent telles, séparées par plusieurs années ou saisons qui permettent au narrateur de comparer les différentes images de la même femme qui revient se présenter devant lui, et au lecteur de mesurer les étapes de sa chute.
Lorsqu’elle demande à Walberg son aide financière, il se comporte en gentleman et n’hésite pas à lui prêter une somme considérable, quitte à se mettre lui-même dans la gêne. Lorsqu’elle le rembourse, il se sent humilié, comprenant qu’elle ne veut pas davantage dépendre de lui et le congédie comme un serviteur auquel on aurait « donné [son] compte ». Lorsque enfin elle lui demande d’intercéder en sa faveur auprès de celui qui ne cesse de la repousser, il la met en garde, mais il s’exécute loyalement. Et quand il lui offre son amitié et l’incite à trouver consolation dans l’art, elle clôt l’entretien par ces mots absurdes où s’exprime l’ampleur des ravages causés par une passion qui domine ses sens et annihile sa volonté : « il reviendra vers moi, il le faut ». Il reviendra en effet, mais pour mourir.
Dans les dernières pages, Walberg raconte au narrateur A l’épilogue de son histoire qui se passe trois ans après. Toujours par hasard (mais fait-il bien les choses?), il rencontre Ludovica au bras d’un pseudo-baron qui se révélera un triste sire qu’elle n’a, dit Walberg, épousé que « parce qu’elle avait répondu au besoin funeste qui finit par devenir irrépressible chez toutes les femmes : celui d’appartenir durablement à un homme, pour le meilleur ou pour le pire ». Les féministes apprécieront.
Von Saar n’est sans doute pas un adepte de l’émancipation des femmes telle qu’on l’entend aujourd’hui, mais il ne faut pas conclure trop rapidement. À son époque, on considère l’hystérie comme un mal essentiellement féminin, et on ose donner à Paris un « bal des folles » qui plaît à tous. Jusqu’à quel point von Saar pense-t-il que la vie bourgeoise choisie par une des sœurs est un rempart contre les malheurs de la passion ? Un gage de tranquillité, peut-être, qui détournerait des mauvais choix. Mais Le lieutenant Burda illustre le fait que les hommes ne sont pas davantage que les femmes à l’abri des divagations mortelles de l’imagination. Quel que soit leur sexe, ces êtres qu’il dépeint sont pour von Saar des exemples parfaits d’égarement de la volonté. Leur complaisance mortifère dans l’illusion interfère sans cesse avec la réalité, et les conduit à quitter la vie quand leurs yeux sont près de se dessiller.
Plus que le conservateur, c’est le pessimiste, le disciple de Schopenhauer et le précurseur de Freud qui s’exprime ici, fouillant les motivations profondes et obscures derrière les faux-fuyants qui poussent l’individu au mensonge – et à la mort quand il n’y a plus d’issue. « Quand on se rendra compte que l’être humain n’est rien d’autre qu’un mélange d’atomes produisant des effets mystérieux, alors, je crois, on comprendra enfin que, malgré toutes les conquêtes de l’esprit, il vaut mieux ne pas vivre ! », conclut Walberg. « Meurs au bon moment », dira Zarathoustra dix ans après la parution de la nouvelle : le suicide, dernier choix de Ludovica, sera aussi celui de Ferdinand von Saar, vingt-trois ans plus tard.
