Les combats de Fiction & Cie : entretien avec Bernard Comment

L’année 2024-2025 a marqué le cinquantenaire d’une magnifique aventure éditoriale mêlant les genres littéraires : la collection « Fiction & Cie », fondée au sein des éditions du Seuil par le poète et photographe Denis Roche, décédé en 2015 et pour lequel paraît un volume d’hommages. L’écrivain Bernard Comment, qui la dirige depuis l’automne 2004, revient sur l’histoire et l’actualité de la collection, en lui donnant de l’avenir.


Il est impossible de résumer le catalogue de « Fiction & Cie » : il est vaste et par définition indéfinissable, il unit des livres fort différents qui ensemble composent l’unité de la collection. Peut-être la seule voie pour cela est-elle subjective, car chaque lecteur y a son entrée personnelle. Alors, de votre point de vue, quelles ont été les grandes étapes de « Fiction & Cie », de 1974 à 2004 ?

À titre personnel, je me souviens pour commencer du choc du Nouveau désordre amoureux de Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut (1977), mais aussi de la lecture de Cours, Hölderlin ! de Jacques Teboul (1979), Cabinet-portrait de Jean-Luc Benoziglio et Dépôts de savoir & de technique de Denis Roche (1980), des Variations Goldberg de Nancy Huston (1982). Et côté littérature étrangère, des livres de Kurt Vonnegut, Susan Sontag et du Bûcher de Times Square de Robert Coover (qu’il faut relire aujourd’hui pour comprendre les États-Unis !).

"Dante écrivain", de Jacqueline Risset © Seuil ) Bernard Comment

Beaucoup de livres ont été de vraies révolutions, que Denis Roche a imposées. Le Dante écrivain de Jacqueline Risset (1982), dont on ne mesure pas aujourd’hui ce qu’il a pu être. À l’époque, Dante était illisible, dans des traductions amphigouriques qui empêchaient d’y entrer, c’était un auteur confisqué. Et tout à coup, Dante devenait vivant. Même chose avec Rimbaud en Abyssinie d’Alain Borer (1984) et cette idée renversante qu’il n’y a pas de rupture dans la vie de Rimbaud, mais une quête continue de l’absolu. On peut citer encore les Photos de famille d’Anne-Marie Garat (1994) : à l’époque, on écrit peu sur la photographie, et ce livre la déplace. De même, en 2002, les grands livres novateurs que sont L’invention de Paris d’Éric Hazan, qui renouvelle l’approche de la ville, et Les adieux à la reine de Chantal Thomas, qui convoque le roman historique, mais dans une forme subtilement renouvelée. Et puis le grand événement de La vie sexuelle de Catherine M., dont l’immense succès a sans doute masqué l’inventivité formelle. Tous ces livres chamboulent complètement notre perception des choses.

Il y a cinquante ans, l’hybridation des genres littéraires que sous-entend le nom de la collection était sans doute moins courante qu’aujourd’hui. De nombreux éditeurs publient des livres qui ne sont ni des fictions ni des essais, ou qui sont les deux à la fois. Quelle place donner aujourd’hui à « Fiction & Cie » ?

En 1974, le mot « Fiction » disait déjà une ouverture en soi et renvoyait à un terrain très large, qui englobait toute forme littéraire, du poème au roman. Mais y ajouter « & Cie », dans un clin d’œil ironique au monde des affaires (le monde du « commerce des peaux en Alaska », raconté par John Hawkes dans son livre traduit en 1985), c’était ouvrir un champ encore plus vaste, qui incluait l’essai, le document, la biographie, l’image… Le meilleur exemple de ces formes inouïes, c’est l’incroyable livre d’Evgen Bavcar, photographe aveugle : Le voyeur absolu (1992).

Cette revendication de l’hybridation des genres partait d’un sentiment très juste. Pour Denis Roche, la mission des avant-gardes, défaire les académismes, était accomplie. Il fallait donc accueillir de nouvelles formes de lisibilité, qui croisaient les genres et les supports. « Fiction & Cie » est un territoire très particulier, qui n’a jamais fait l’unanimité, mais qui a toujours signalé que quelque chose se passait, s’inventait, se cherchait. J’ai essayé de rester fidèle à Denis Roche, dans le goût de la diversité, le refus de tout dogmatisme, de tout fétichisme. La collection affirme une énergie et un goût. Le marcheur de William Blake, choisi par Denis Roche comme emblème sur la couverture de chaque livre, dit bien une forme de solitude, mais aussi de conviction : aller de l’avant, continuer.

À mes yeux, la fiction est ce petit décollement par rapport au réel qui ouvre la possibilité de la métaphore. J’ai toujours cru davantage à la distance entre les deux qu’à la coalescence. Même si je suis convaincu que la fiction est toujours habitée par l’autobiographique, je crois à la fertilité du déplacement (c’est d’ailleurs le sens de « métaphore »), à sa puissance d’éclairage et de généralisation. Au demeurant, dans le choix même de leur construction, les essais sont aussi très souvent des fictions. Il y a toujours un reste aux savoirs, que les principes de l’érudition ne permettent pas d’aborder, et la fiction en est le mode exploratoire le plus puissant selon moi. Au fond, on est toujours dans ce que Roland Barthes proposait d’appeler la mathesis singularis : la science du singulier à laquelle tout écrivain se frotte sans cesse et sans jamais se décourager. Pour moi, la fiction se situe là… c’est-à-dire très loin de l’univers du « pitch » dans lequel le monde commercial essaie d’étouffer et de réduire l’invention littéraire. Aujourd’hui, on fait passer à tout livre l’examen du résumé : deux phrases, un thème, une punchline. C’est déplorable, et cela détruit une longue histoire de l’invention des formes et des singularités.

Bernard Comment
Bernard Comment © Léo Aupetit

Devant un nouveau texte, pensez-vous : « c’est plutôt une fiction », ou : « c’est plutôt un essai » ? Ou bien diriez-vous que la littérature rassemble les genres ?

Tous les livres de la collection sont littéraires. Je ne publie que des essais qui ont une écriture, une langue, une forme. Je me suis posé cette question du savoir à la fin des années 1980, avec Daniel Arasse. Nous pensions qu’il y avait toujours des restes du savoir, des extensions de la connaissance, des intuitions qu’on ne peut démontrer par le discours scientifique ou érudit, et qui néanmoins sont justes. Au moment où l’on a eu ces idées, est apparue la collection « Travaux », qui n’a pas duré très longtemps. Quand je suis arrivé à la tête des « Fictions » de France Culture, j’ai relancé Daniel Arasse en lui proposant d’en écrire. À terme, c’est devenu On n’y voit rien. Tous ces échanges m’ont éclairé sur le fait qu’un essai peut être renforcé par de la fiction et que la littérature est une forme de savoir. Michel Foucault le disait dans L’ordre du discours : chaque époque propose une certain nombre de discours possibles, mais ceux-ci ne couvrent jamais tout. Il reste des zones laissées pour compte, et la fiction peut les prendre en charge. Par exemple, récemment, Le masque de Hegel (paru en 2025) : c’est un érudit, Thomas Hunkeler, qui l’a fait, en évitant le carcan de l’essai universitaire.

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Comment la collection fonctionne-t-elle concrètement ?

« Fiction & Cie » ne dépend pas d’un comité de lecture ni des responsables de la littérature ou des essais, car je fais des livres qui correspondent autant au comité littéraire qu’à celui des sciences humaines. Si l’on doit avoir l’approbation de la majorité des membres, c’est impossible de les publier. Je ne dépends donc que de la présidente, Coralie Piton. La construction de la collection ne se fait pas uniquement avec la littérature française, mais avec des essais, des livres hybrides, comme Bande organisée (paru en 2021), qui est un magnifique livre, inclassable.

La moitié des titres sont automatiquement programmés, car ils sont ceux des auteurs de la collection eux-mêmes. Certains, comme Jean-Christophe Bailly, envoient des textes tous les deux ans, d’autres sont partis (Maryline Desbiolles, Olivier Rolin), d’autres arrivent, on en suit certains… par exemple, j’espère sincèrement que quelqu’un comme Patrice Pluyette aura un jour le grand succès que ses livres méritent. Pour le reste, je rencontre des auteurs, je pousse des projets, et on se dit ensemble : « Tiens, faisons un livre ». Je ne viens pas débaucher les auteurs de littérature : ce sont des mœurs de football. Une collection comme celle-là, c’est de la confiance, car les auteurs savent qu’un travail sérieux sera fait sur leurs textes. Au sein de la maison, je suis le seul à travailler le texte en amont. Il m’arrive d’en parler au comité de lecture pour information, mais il n’a pas la main. Et la présidence du groupe peut m’indiquer de faire moins de titres, mais elle me laisse la dimension éditoriale et ne me dira pas si je peux ou non publier tel ou tel livre. J’ai pu mener la publication de Bande organisée (paru en 2021), un livre magnifique et inclassable, je le répète. Ou mener ce projet complètement fou avec Jean-Christophe Bailly et un collectif de photographes, France(s), territoire liquide (2014). À la fin, on a réimprimé !

De quelle manière la collection est-elle arrivée au Seuil ?

C’est d’abord une collection qui s’inscrit dans une maison ayant un fort ancrage dans les sciences humaines : c’est la maison de Roland Barthes, dont la biographie par Tiphaine Samoyault paraît dans « Fiction & Cie » en 2015, de Jacques Derrida, de Jacques Lacan. L’identité du Seuil, c’est l’anti-fascisme, le mot qui définit le mieux Barthes à travers le temps. Mais « Fiction & Cie », c’est aussi une solitude. Quand Denis Roche présente son projet et le principe d’une nouvelle collection, il ressent que la mission de sape des avant-gardes est terminée et qu’il faut inventer un lieu capable de rendre visibles les nouvelles singularités. Soit on revient en arrière, au roman du XIXe siècle, soit on tient compte de tout ce qui a été fait et ébranlé par les avant-gardes. À la présentation de cette nouvelle collection au comité de lecture, le directeur, Paul Flamand, fait un tour de table et tout le monde donne un avis négatif. Il dit alors : « Puisque tout le monde est contre, on va le faire. »

Dans quel contexte plus personnel Denis Roche lance-t-il « Fiction & Cie » ?

Denis Roche, qui avait édité de nombreux livres chez Tchou (le Guide de Paris mystérieux, par exemple), est approché par Grasset et le Seuil. Il entre au Seuil comme éditeur, plutôt de littérature étrangère, avec un goût prononcé pour celle des États-Unis. Il publie Le mécrit en 1972, son quatrième titre dans la collection « Tel Quel » de Philippe Sollers, à ses yeux son dernier livre de poésie. Il sent que le Seuil n’est pas en mesure de tout accueillir : d’un côté, il y a « Tel Quel », sur une ligne très dure, à la Sollers ; et de l’autre, les collections « Cadre rouge », pour la littérature française, et « Cadre vert », pour la littérature étrangère. Il a alors une intuition historique forte, sur la nécessité d’ouvrir un territoire qui soit totalement multiple : fictions, mélanges de fiction et de documents, de textes et d’images, du français et de l’étranger, essais littéraires… bref, c’est le « Grand Jeu » à la René Daumal : on lance tous les dés en même temps. Il ne faut pas oublier que Denis Roche vient du surréalisme ! Son coup de génie, c’est « et compagnie » : tout ce qui ne trouve pas sa place ailleurs peut entrer dans la collection. Ce geste est extrêmement précis et rigoureux, et ouvre le champ.

On a du mal à se représenter aujourd’hui l’intensité du débat littéraire, esthétique. Comment « Fiction & Cie » y intervient ?

Bernard Comment, Fiction & Cie

Denis Roche va commencer de façon modeste : deux trois titres par an, mais dans une maison plus grande qu’aujourd’hui, totalement indépendante et qui marche, avec des livres jeunesse, des beaux livres, des sciences humaines qui vendent beaucoup. C’est alors une maison fédérale, qui fait coexister des baronnies, des gens qui se détestent, des camps, notamment les catholiques-conservateurs comme Luc Estang d’un côté, et « Tel Quel » de l’autre. En 1975, Denis Roche publie dans « Fiction & Cie » Louve basse, qui invente une nouvelle forme de roman ; simultanément, il publie en dehors Roland Barthes par Roland Barthes. Puis, en 1977, la couverture du Nouveau désordre amoureux, de Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, fait scandale au Seuil. La même année, paraît Fragments d’un discours amoureux, de Barthes, dans la collection « Tel Quel »… on voit bien à quel point ce sont des années où s’ouvre un vrai combat pour l’affirmation de la suite des avant-gardes. La collection naît après la grande brouille de Denis Roche avec le groupe de Tel Quel et Philippe Sollers (même si tous les deux vont garder une vraie amitié). « Fiction & Cie » arrive dans une maison extrêmement divisée. Tel Quel et Sollers sont détestés par une partie des gens de la maison. Denis Roche veut aussi faire de la littérature étrangère, domaine occupé. François Wahl, alors responsable du domaine italien, refuse Le nom de la Rose d’Umberto Eco, et joue un rôle dans le refus de Femmes de Philippe Sollers, qui claque la porte. Ce qui change tout, c’est en 1980 la mort de Roland Barthes, car il réussissait à assurer un lien entre beaucoup de gens.

Dans ce contexte conflictuel, sur qui Denis Roche a-t-il pu s’appuyer ?

Il y a au Seuil un précurseur de « Fiction & Cie », mais sans cette affirmation du multiple et sans cette réflexion sur les genres littéraires : c’est Jean Cayrol. L’affaire Pierre Guyotat est un bon exemple de ces conflits et montre la force d’ouverture de ce magnifique personnage, revenu de déportation et auteur de cette immense œuvre lazaréenne. Il crée la revue Écrire, qui publie Sur un cheval de Guyotat. Pour lui, ce n’est pas un texte parfait, mais il affirme qu’il y a là un auteur et il veut lancer Guyotat au Seuil. Il continue dans la revue avec le roman Ashby. Arrive alors le tapuscrit de Tombeau pour 500 000 soldats, que Guyotat dépose à l’accueil. C’est un texte à l’interligne minimal, qui rend les yeux rouges. Trois jours plus tard, il envoie une lettre furieuse à Paul Flamand, parce qu’il n’a aucune réponse. Guyotat relance, encore plus furieux. Flamand confie le manuscrit à Luc Estang. La note de lecture respire l’effroi : il a dîné avec le diable ! Flamand refuse le texte. Après être passé par La Table Ronde, le texte de Guyotat est proposé à la collection « Le Chemin » de Georges Lambrichs, qui le refuse… mais Gaston Gallimard en entend parler, réalise ce qu’il a sous les yeux et incendie tout le monde, en obligeant Lambrichs à le publier ! Cette histoire pose clairement l’antagonisme entre les modernes (« Tel Quel », Jean Cayrol, Denis Roche) et les autres.

La collection accueillait bien plus de textes étrangers à ses débuts (Pynchon, Coover, Sontag, Vonnegut…). Pourquoi est-ce si rare aujourd’hui ?

La littérature étrangère est inscrite dans nos itinéraires respectifs : Denis Roche a traduit les Cantos de Pound, Dylan Thomas, Cummings ; de mon côté, Antonio Tabucchi. À vrai dire, Denis Roche avait déjà complètement arrêté, en gardant essentiellement Pynchon et Coover. Cela ne relève pas seulement de la vie de la collection : le Seuil (comme bien d’autres maisons) a beaucoup réduit la place de la littérature étrangère, qui représente de gros coûts, dans un marché qui s’est effondré, où les concurrents se sont multipliés. Pourtant, la littérature étrangère, c’est le monde : nous publierons un livre de l’écrivain suisse germanophone Matthias Zschokke en janvier 2026. J’aimerais en faire plus, mais c’est difficile.

Comment s’est passée votre arrivée à la tête de « Fiction & Cie » ?

Bernard Comment, Fiction & Cie

En novembre 2003, Denis Roche m’invite à dîner. En sortant, je me suis dit : « Il y a anguille sous roche ! » Trois semaines après, il me propose qu’on se revoie et insiste pour qu’on se voie vite. Alors même que je m’assieds au café, il me propose de reprendre Fiction & Cie. Je m’occupe des fictions à France Culture, je me suis éloigné de l’édition, qui peut menacer mon propre travail d’écriture. Mais s’il y avait une maison où revenir, c’était le Seuil, à cause de Roland Barthes et de mon ami Olivier Rolin publié par Denis Roche. Il me dit alors, sans pression : « Prends ton temps. Si tu dis non, on arrête la collection. » Nous nous rencontrons avec le directeur, Claude Cherki, et Françoise Peyrot, compagne de Denis Roche, qui était secrétaire générale. Sauf qu’entre-temps la maison est vendue [en janvier 2004, le groupe La Martinière, aujourd’hui propriété du groupe Média Participation, achète le Seuil, jusqu’alors indépendant]. J’ai beaucoup hésité, mais je suis quand même venu. Nous avons traversé des premiers mois très compliqués, les livres n’arrivaient même pas en librairie. Je publie un roman à mon arrivée, dans une extrême solitude [Un poisson hors de l’eau, 2004], Denis Roche n’est plus là. Comme éditeur, mon premier livre publié sera, en janvier 2005, Louis Capet, suite et fin, de Jean-Luc Benoziglio, qui part du principe que Louis XVI est exilé en Suisse au bord du lac Léman, où il s’adonne à sa passion pour la serrurerie. Puis je republie Ashby et Sur un cheval, de Pierre Guyotat, pour établir une continuité avec Jean Cayrol.

Quand Denis Roche crée « Fiction & Cie », le Seuil est une maison d’édition indépendante. Quand vous lui succédez, elle vient d’être rachetée et intégrée à un groupe. Que s’est-il passé pour les livres de la collection ? Et comment une collection aussi originale évolue-t-elle dans un contexte économique si différent ?

Des années 1970 aux années 2000, la collection était adossée à de grosses ventes, assurées par un ensemble d’auteurs populaires qui vendaient à 100-150 000 exemplaires chacun : Michel del Castillo, Didier Decoin, Tahar Ben Jelloun, Erik Orsenna… En 1994, le départ de leur éditeur, Jean-Marc Roberts, a été extrêmement dommageable, car il est parti avec tous ses auteurs (notamment Michel Braudeau). Dix ans après, entre le moment où un accord est passé et le moment où j’arrive réellement à la direction de la collection, la vente du Seuil à La Martinière a eu lieu. Cela change tout, parce que le Seuil détenait sa propre distribution mais aussi celle d’autres maisons, ce qui équilibrait ses comptes. Face à ces difficultés, Denis Roche m’a toujours dit : il faut incarner. C’est fondamental, car c’est un vrai combat de maintenir une collection au sein d’une maison, et surtout une collection comme celle-là, dont les titres sont fragiles. Il faut se battre avec les services commerciaux, qui savent qu’ils ne vont pas forcément faire de l’argent avec nos livres. Alors, il y a parfois des coups de gueule. Ou des coups de poker. Par exemple, vers 2010, on avait reçu un mail disant que désormais tous les livres devaient être rentables. J’ai eu aussitôt une illumination. J’ai dit à Denis Jeambar [alors président du Seuil] que Jacques Roubaud voulait réunir sous une même couverture les cinq livres du Grand incendie de Londres, et que c’était ma première idée. C’était tellement une provocation que Denis Jeambar, un peu gêné, m’a dit de le faire. Et on l’a fait. De la même manière, « Fiction & Cie » a accueilli les textes des chansons de Lou Reed (traduits par Sophie Couronne et Larry Debay, 2008) et les poèmes, les écrits de Marilyn Monroe (traduits par Tiphaine Samoyault, 2010) ? Là aussi, il a fallu faire preuve d’audace. Et l’audace a payé : ce sont de très grands succès.

Comment faire avec une telle pression commerciale ? « Fiction & Cie », est-ce un îlot ?

Il faut toujours se battre, tout en faisant attention. Et cela a toujours été un combat, Christian Bourgois, qui m’a formé, me le disait déjà. Évidemment, tu mènes ce combat plus facilement quand la maison gagne de l’argent. Mais il faut faire attention à certaines régressions. L’autre jour, on m’a encore reproché qu’un livre n’était pas « pitchable » ! Il y a une opposition traditionnelle entre le commercial, qui a besoin de faire entrer de l’argent pour faire vivre l’entreprise, et l’éditorial, qui doit trouver de nouvelles voix. Aux Éditions de Minuit, Jérôme Lindon a toujours rappelé que les premières ventes de Beckett étaient catastrophiques. Au Seuil, le processus fait que la décision éditoriale est prise avant la discussion avec les services commerciaux, ce qui est une bonne chose. Cela laisse le pouvoir à l’éditorial, pour faire de la littérature, ce qui n’est pas le cas dans toutes les maisons. Mais l’une des mauvaises évolutions du monde de l’édition, c’est que les commerciaux sont de plus en plus autonomes, ils font leur marché en choisissant ce qu’ils vont défendre et ce qu’ils vont laisser de côté. Il y a aussi une autre évolution, qui est celle du lectorat. Quand j’ai sorti mon premier livre [L’ombre de la mémoire, 1990], Christian Bourgois m’avait dit que le plafond d’une littérature exigeante, c’était 5 000 ventes ; peu avant sa mort, en 2007, on a eu de nouveau cette discussion et il m’a dit : « Le problème, c’est qu’on est passés à 3 000 ». Je pense qu’aujourd’hui on n’y est pas, même si l’on doit rester optimiste. De l’autre côté, les bestsellers se vendent de plus en plus, parce que les moyens marketing sont de plus en plus importants et efficaces.

L’anniversaire de la collection a été l’occasion de rééditer le Journal mexicain du photographe Edward Weston (1995). Quels seraient les textes « oubliés » qu’il faudrait selon vous remettre en valeur ?

Bernard Comment, Fiction & Cie

Oh, il y en a beaucoup ! Déjà, tous ces auteurs américains que Denis Roche a contribué à faire découvrir en France, comme John Hawkes, Kurt Vonnegut, Robert Coover, John Barth… et Thomas Pynchon, qui vient de faire l’objet d’une OPA peu reluisante et peu respectueuse par une enchère à l’aveugle dont je me suis vite retiré [la traduction du nouveau livre de Thomas Pynchon, Shadow Ticket, paraîtra chez Christian Bourgois]. Régulièrement, je regarde le catalogue de la collection et je me dis : « Tiens, ça il faudrait le republier… et ça aussi ». Des raretés. Ou des livres qui ont marqué. Mais les circuits sont, semble-t-il, encombrés, et nous ne sommes plus dans une « société du fond ». J’ai fait une exception pour Edward Weston parce que j’ai été emporté par la lecture de ce livre épuisé depuis très longtemps et que j’ai fait remonter du « stock secret » [où une maison d’édition conserve un exemplaire de chaque livre publié]. Je crois que de nombreux lecteurs sont heureux de pouvoir le découvrir à leur tour.

Ces dernières années, « Fiction & Cie » a accueilli des premiers romans, en particulier de jeunes femmes, comme Diaty Diallo, Lisette Lombé, Anouk Schavelzon, Léonie Adrover… Comment la nouvelle génération s’inscrit-elle dans l’histoire de la collection ?

Tout d’abord, aucun auteur n’est tributaire ni redevable à la collection ou à la maison où il publie, et pas plus de son histoire. Cela fonctionne à l’instinct, à l’affinité, comme s’il y avait un réseau muet et souterrain de cooptation, de certains liens qui s’établissent. J’ai publié un livre de Sandra Lucbert [Personne ne sort les fusils, en 2020] qui trouvait difficilement sa place ailleurs dans la maison, un texte à la fois très littéraire et militant, et cela a attiré l’attention de jeunes femmes qui se lançaient dans l’écriture. Ces auteures se connaissaient, ou s’estimaient, se citaient. Et c’est ainsi qu’un nouveau cycle est né, très naturellement, sans que j’y sois pour grand-chose, sinon dans ma volonté de les accueillir, de les défendre, d’imposer ces écritures qui sont des voix fortes et qui, j’en suis sûr, construiront des œuvres importantes dans les décennies à venir. Je leur suis très reconnaissant de la confiance qu’elles m’accordent.

Il existe aussi des collections dans la collection

C’est un geste de « Fiction & Cie » : suivre une œuvre qui se déclare d’emblée comme s’inscrivant dans un temps long. Cela apprend à se détacher de l’actualité et du seul moment de la parution. Antoine Volodine et Patrick Deville sont venus me voir en me présentant déjà leur construction à venir, jusqu’au quarante-neuvième livre pour le premier, jusqu’en 2030 pour le second (projet Abracadabra, douze titres). Les dix volumes formant le dernier livre du post-exotisme, signés Infernus Ioannes, sortiront simultanément à la rentrée 2026 chez dix éditeurs différents, dont le Seuil. Un tel feu d’artifice est réjouissant. C’est un acte de foi en la littérature.

Chloé Delaume est aussi une figure de la collection, et de la fidélité à une œuvre qui se construit. Il y a eu des titres difficiles à faire passer auprès du public, et puis ça s’est ouvert, avec Le cœur synthétique, couronné par le prix Médicis en 2020. C’est une des voix fortes de la littérature française contemporaine.

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Comment Denis Roche reliait-il (ou non) son travail d’écriture à son métier d’éditeur ? Et dans votre cas ?

Être auteur est totalement différent d’être éditeur. Dans l’acte même de l’écriture, et dans la décision de la porter vers le lecteur, l’auteur se fixe (ou non) ses propres règles, il avance à l’aveugle souvent, il cherche, trébuche, se relève. L’éditeur, lui, doit donner confiance. C’est le maître mot, la confiance. Toutefois, on peut chercher à relier les deux activités par un même effort, celui de la créativité et de l’affirmation. Il faut y croire, pleinement, dans un cas comme dans l’autre. J’essaie de redonner aux auteurs ce que Christian Bourgois, qui a publié mes premiers livres, m’a donné : une empathie distante et enjouée, un accompagnement dans le temps, le sentiment d’un lien, et, oui : d’une confiance. Et à la fin, comme disait Lacan, « on n’est pas si seul ».

Denis Roche est resté trente ans à la tête de la collection. Vous entrez dans votre vingt-et-unième année…

Denis Roche avait une position claire : il voulait partir à l’âge de la retraite, à soixante-cinq ans. Pour moi, c’est plus compliqué. Non seulement à titre personnel parce que je n’ai pas ma pleine retraite, mais parce qu’on est dans un moment de crise générale. Je vais jusqu’en 2028, et à partir de là tout peut arriver. Ce qui est sûr, c’est que je ferai tout pour éviter que cette collection devienne un territoire morcelé entre plusieurs personnes. Il faut une personnalité, mais aussi un auteur. Denis Roche avait été été sensible au fait que j’étais à la fois un auteur de romans et d’essais, un traducteur et quelqu’un, par mon père [l’artiste Jean-François Comment], ayant un goût fort pour l’image.

L’histoire de la collection a été très marquée par la personnalité de Denis Roche. Et pourtant, elle a continué, même après sa mort.

J’ai publié les livres que je souhaitais publier, sans me référer à son souvenir, mais j’ai la faiblesse de penser que je n’ai jamais publié un livre qui lui aurait fait honte. J’ai parfois senti que certains lui auraient fait plaisir. Un concept qui me vient d’Antonio Tabucchi m’est très cher : la psychologie de la dette. Il y a celui qui est reconnaissant pour ce qu’il a reçu et celui qui en tire gêne et rancune. Je préfère être du côté de la reconnaissance. C’est pour cette raison que je conserve « collection fondée par Denis Roche » à la tête de chaque livre.


Propos recueillis par Pierre Benetti

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