Images de Denis Roche

Écrivains, gens d’images, amis, souvent les trois, ils ont répondu à la commande de l’éditeur et de sa femme, Françoise Peyrot, d’écrire sur une photographie de leur choix et de laisser ainsi Denis Roche (re)venir librement et rêveusement à eux.

| Denis Roche dans les plis du temps. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 128 p., 19 €

Faire le tour de Denis Roche, comme on dit faire le tour du propriétaire – mais propriétaire de quoi, au juste ? Visiter le monument en espérant croiser l’architecte qui l’a conçu, ouvrir le roman en rêvant de rencontrer le romancier qui l’a écrit, désirer tomber nez à nez avec le photographe qui a pris la photo : le génie au milieu du lieu. Mais l’homme se dérobe en ses images, ou, plutôt, s’aperçoit toujours au moment où il disparaît : « ellipse et laps », selon les mots de l’auteur.

Vous le saviez éditeur (la désormais fameuse collection « Fiction & Cie » au Seuil, où furent casés quantité de livres inclassables), écrivain-poète (Les idées centésimales de Miss Elanize, quel titre !), photographe interminable, amoureux de même, et encore traducteur (les Cantos pisans d’Ezra Pound, notamment), ou, pour faire bref, quelqu’un qui fut tout cela à la fois. Mais tout cela ne suffit pas. Vous le saviez donc aussi fumeur de Lucky Strike. Coup de chance ? Oui, mais non : « Denis Roche fumait-il ? écrit malicieusement Bernard Comment. Pas vraiment. Il aspirait peu, et trouvait plutôt dans la cigarette un voile de protection, sorte d’objet transitionnel ». Comme sur cette photographie légendée « juillet 2000, Villiers ». Qu’y (qui) voit-on ? Des volutes de lui ? Autant essayer d’épingler un papillon sur un rayon de lune !

Denis Roche
Juillet 2000, Villiers © Denis Roche

Et puisque l’on parle de papillons… Vous le reconnaissez, chez lui, à La Fabrique à Paris, au milieu d’un feuillage ? Oui, encore oui, mais encore non, ou pas réellement : « Clos dans cet enclos, il y est là présent ; il y fait lui-même lieu, ici et maintenant. Et dans le même temps, il n’y développe, corporellement, physiquement, aucune prise. Autrement dit, il est plié dans cet espace autant qu’il s’y déplie, il est situé autant qu’il s’y désitue. » (Marc Donnadieu)

Vous le saisissez, cette fois, et même plutôt deux fois qu’une, avec sa femme, Françoise, dans un de ces autoportraits au miroir dont il a le secret. Oui, mais… pas complètement : « Les corps se dévoilent tout en restant dissimulés. Les sexes sont ainsi soigneusement occultés. » De cette photographie « intimement idiote et formellement complexe », Luigi Magno se défie, et il n’a pas tort : avec Denis Roche, il vaut mieux y regarder à deux fois. Le miroir n’est pas toujours celui que l’on croit et la photographie est peut-être un peu plus qu’une surface inerte. N’est-ce pas d’ailleurs ce que suggérait l’auteur lui-même, en train de méditer sur le portrait d’un manœuvre signé August Sander, tiré de son magnifique Boîtier de mélancolie : « J’aime cet entre-deux dans lequel une photographie peut m’obliger à m’enfoncer, dans une rêverie qui nous ferait échapper l’un à l’autre; et j’aime aussi cet aller et retour qui nous fait nous promener sagittalement dans l’espace mitoyen, elle vers moi et moi vers elle. » D’un amour l’autre…

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Alors ? Oublier peut-être l’auteur, et revenir à une bonne vieille recette : faire parler la photo. Dévoiler ce qu’elle raconte. S’en remettre à la forme qui s’aperçoit dans le fond. Comme l’ombre de ces nageurs qui viennent se doucher après le bain, plage Beau Rivage à Nice. La photographie « montre, pris en surplomb, le corps des baigneurs en mouvement, l’étrangeté de l’ombre grotesque et folle qui, à leur insu, les parasite et les prolonge. Des nageurs et leur double… » (Chantal Thomas). Oui. Mais, encore mais… Le regard a oublié les deux pieds sur le bord de l’image, coupés. On pense immédiatement à cet autoportrait de Wols, à Cassis pendant la guerre, spatialement pas très loin d’ici. Clin d’œil ? hommage ? réminiscence ? Allez savoir…

Ou bien ? Regarder la fameuse série de Françoise au Pont-de-Montvert : 1971, 1984, 1995, 2005 et faire revenir un souvenir à la surface de la mémoire, comme pour Claire Paulhan : « En 1971 également, j’étais en vacances dans la région et je me rappelle avoir été fascinée par le grouillement des truites dans les rares flaques du Tarn… » Une image peut donc en cacher une autre, deux autres et ainsi de suite. Mais le fond reste le même. Le temps qui tressaute. Le temps qui trépasse : « Au-delà de ce détournement de l’attention vers la fin d’un ancien cimetière, c’est notre propre disparition – et celle de Denis d’abord – ce sont nos deuils advenus et à venir, que l’on regarde songeusement, comme Françoise, à travers ces quatre clichés. Et comme la poésie, cela semble inadmissible. »

« Il y a souvent une tension dans les photographies de Denis Roche – et dans ses textes aussi », écrit justement Laure Limongi. De fait, les photographies de Denis Roche semblent traversées par un courant que l’on dirait induit, un mouvement à la fois complémentaire et contradictoire : instant et durée, passé et futur, beauté et déséquilibre… C’est une équation insoluble, qui obéit aux lois de l’association et de la rupture. Clic de début et clap de fin. Ou l’inverse.

Raison de plus, peut-être, pour retourner à la case départ, rembobiner le film dans l’appareil et recommencer à disparaître, lumineusement. Denis Roche à Patrick Bouchain (architecte-urbaniste) : « Je n’oublie pas ce que Denis m’avait raconté : à un anthropologue qui lui disait : « Vous êtes une civilisation perdue », un indien maya avait répondu : « Peu importe d’être perdus, ce qui nous épouvante, c’est d’être trouvés. » CQFD.