Que faire de la littérature ?, vaste sujet que nous propose Édouard Louis, dans un livre vendu comme « un grand manifeste pour une nouvelle littérature, radicalement contemporaine, lyrique et révolutionnaire ». Malheureusement, cet ouvrage, qui n’est en réalité qu’un entretien plein d’approximations, n’est ni radical ni contemporain, larmoyant plutôt que lyrique, et assurément contre-révolutionnaire.
Il est dans l’esprit du temps de penser la question du rapport entre littérature et politique, comme le prouve le nombre de publications de ces dernières années, de Sandra Lucbert à Kaoutar Harchi et Joseph Andras, en passant par l’ouvrage collectif de La Fabrique, Contre la littérature politique, tout entier dédié à penser une littérature politique. La question est souvent posée de manière binaire, les termes « littérature » et « politique » n’étant jamais réellement définis ou questionnés, et, par « littérature politique », les auteurs susmentionnés entendent tous « littérature de gauche ». C’est ainsi que, derrière le titre ambitieux du dernier livre d’Édouard Louis, Que faire de la littérature ?, se cache en réalité un entretien mené par la critique Mary Kairidi autour de cette question, question que l’on pourrait résumer ainsi : « Que faire de la littérature lorsqu’on est de gauche ? »
Il ne faut pas attendre de ce livre davantage de clarté s’agissant de ces termes. C’est que la théorie littéraire, au sens rigoureux et scientifique, n’intéresse pas beaucoup Édouard Louis, et ce livre pourrait tout aussi bien s’intituler Pourquoi je ne veux pas écrire d’essai. Ce choix formel entraîne deux conséquences : d’une part, pouvoir se dispenser de toute rigueur analytique ; d’autre part, maintenir tout au long du livre la forme orale de l’entretien avec ses questions et ses réponses. Le souci de maintenir l’illusion de l’oralité a d’ailleurs été poussé au point de ne pas relire le texte, de manière à en conserver toutes les incorrections. C’est ainsi que l’ouvrage est plutôt mal écrit, laborieux dans sa progression, et truffé de phrases qui frisent le non-sens syntaxique et d’approximations orthographiques. Publié dans la collection « Nouvel avenir » de Flammarion, dirigée par Geoffroy de Lagasnerie, il entend bien illustrer le propos de ce dernier dans son livre 3. Une aspiration au dehors, qui portait sur son amitié avec Didier Eribon et Édouard Louis, puisque cette collection, à l’exception de deux livres de Judith Butler, n’a à ce jour publié que ces trois compères.
Plusieurs problèmes sont posés par le propos global d’Édouard Louis. Le premier, sans doute le plus structurant dans son écriture, est l’absence totale de précision et d’analyse digne de ce nom. Des mots comme « émotion », « pathétique » ou « misérabilisme », qui selon Louis sont rejetés par la norme littéraire bourgeoise, ne sont jamais définis et sont utilisés de façon interchangeable. Ici, deux postures sont possibles : soit se contenter d’accuser Édouard Louis de bêtise et d’inculture – auquel cas l’article pourrait s’arrêter là –, soit le prendre au sérieux, auquel cas il y aurait chez Édouard Louis une forme profonde d’idéalisme au sens philosophique du terme. Le lecteur apprendra ainsi que la vision du monde des individus est façonnée par « la société », qui sera définie aussi précisément que les autres termes. Là où un marxiste, par exemple, dirait : « les conditions matérielles d’existence », avec un pluriel qui prend en charge l’incarnation de cette expression dans un rapport social donné et à un moment historique donné, Édouard Louis se contente d’une abstraction monolithique.

Il est difficile pour l’auteur de ne pas être réducteur. On peut lire des phrases comme : « la révolution que représente Bérénice à l’époque de sa publication, c’est d’être une pièce uniquement centrée sur la tristesse […]. Il n’y a pas de grand conflit tragique […] comme dans la tradition dominante de la tragédie, mais juste de la tristesse, juste de l’émotion ». Il est étonnant de voir ici complètement évacué tout l’enjeu politique de la pièce de Racine, centré autour de la raison d’État : si Titus ne peut pas épouser Bérénice, c’est d’abord parce qu’il est empereur, et empereur de Rome où la figure du prince est tout entière structurée par la haine de la royauté, et que Bérénice est une reine, orientale qui plus est. Mais cela n’intéresse pas Édouard Louis, car cela ne sert pas son propos. L’obsession pour le prétendu rejet hégémonique de l’émotion en littérature, que l’auteur désigne comme une « technologie politique » (nous n’en saurons pas plus sur ce concept), anime un ouvrage qui, par moments, confine au révisionnisme en matière d’histoire de l’art.
En ce sens, il nous parle d’une « idée socialement admise de la forme » comme norme impensée que seuls quelques artistes – dont il fait partie à n’en pas douter – tentent de redéfinir : « C’est comme si depuis des milliers d’années, la peinture luttait pour exceller le plus possible dans la représentation des personnages, des formes, des scènes des paysages, du Titien au Caravage, de Poussin à Manet, etc., avec des approches extrêmement différentes évidemment, mais un impensé commun aussi. Et puis tout à coup, Rothko et Soulages arrivent, et ils disent : Voilà ce que je fais. Je peins une toile entièrement noire ». Il y a dans un tel développement quelque chose de représentatif de la manière d’Édouard Louis, lui qui tient tant à ériger une norme pour pouvoir s’y opposer même si pour cela il faut passer sous silence des pans entiers de l’histoire de la peinture, qu’il s’agisse de l’art d’avant la Renaissance et l’« invention » de la perspective ou de tant de peintres dont l’esthétique ne consiste pas en une virtuosité « réaliste » (Jérôme Bosch, Claude Monet, Gustave Moreau…), tandis qu’à l’inverse l’effort de la peinture abstraite, qui ne saurait se réduire aux monochromes cités par l’auteur, a pu tendre à une forme de représentation, qu’elle soit cinétique ou spirituelle, c’est le cas par exemple de Kandinsky.
Il ne s’agit pas ici de jouer érudition contre érudition, et, soyons indulgents, la forme orale s’accompagne souvent de l’approximation, mais ce défaut d’exactitude, dont nous ne doutons pas que l’auteur le pratique à son corps défendant, est systématique dans un livre qui ne conserve que ce qui arrange son propos schématique et flou, qui oscille entre banalités, imprécisions et sottises. De la même manière, lorsqu’il identifie chez Proust la mise en avant de la fiction contre le prosaïsme des « histoires vraies » qui serait l’apanage d’une « littérature pour femmes de ménage », pour faire de ce rejet un aspect de la norme hégémonique qui écarterait notamment l’autobiographie, il oublie de mentionner que c’est précisément chez les grands mémorialistes du XVIIe siècle, Saint-Simon en tête, ou dans la correspondance de Mme de Sévigné, que Proust est allé chercher une partie de ses modèles esthétiques. Plus encore, Édouard Louis s’érige non seulement en opposant à cette norme hégémonique mais également comme sa victime. Il nous raconte ainsi que le théâtre a été « volé » par la bourgeoisie, lui qui était dans l’Athènes classique ou l’Angleterre élisabéthaine intrinsèquement populaire (il faudrait grandement nuancer cela, mais soit). Or, lorsque son interlocutrice, qui, soit dit en passant, apporte rarement une vraie contradiction, souligne que son œuvre est largement adaptée dans ce théâtre volé et que lui-même a joué dans ces adaptations, à New-York, en Australie, en Chine ou en Grèce, Louis élude la contradiction : oui, certes, mais il a été violemment attaqué par Libération, et d’ailleurs le théâtre est moins élitiste que le roman, la preuve : on y va avec l’école, mais, attention, ce qu’il dit est relatif.

Que retenir de tout cela ? Derrière l’ambition d’« un grand manifeste pour une nouvelle littérature », Édouard Louis témoigne surtout de sa vision réductrice de la littérature et de la politique : il s’oppose à l’idée d’une liberté du lecteur comme la mettait en avant Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, encore pour lui une « technologie politique » qui permettrait à la bourgeoisie de ne pas se confronter à la violence sociale. Par ailleurs, il affirme sans ambage que l’aboutissement de la politique se trouve dans la manifestation, dont les slogans devraient selon lui constituer la forme esthétique de la littérature de « confrontation » qu’il appelle de ses vœux. Il serait possible de considérer avec une certaine tendresse la naïveté d’un auteur qui, à l’instar de son ami Geoffroy de Lagasnerie, voit dans sa haine viscérale du matin (lui qui avoue ne jamais se lever avant 11 h 30) l’acmé d’une éthique anticapitaliste, plutôt que la souveraineté sur le travail ou l’abolition de la propriété lucrative, s’il n’y avait pas là l’essence de ce qu’un néologisme à la mode appelle le « radicoolisme ».
Au fond, Édouard Louis a tout de ce que Nietzsche dans la Généalogie de la morale nomme « l’homme du ressentiment » : de ses conditions d’existence (ne pas avoir d’activité professionnelle en dehors de l’écriture ou d’enfants à charge), il nous dit qu’elles pourraient le faire « suffoquer », du fait d’écrire il nous dit que c’est un « enfer », une « question de vie ou de mort » (en même temps qu’il critique la mythologie de l’écrivain maudit, autre « technologie politique » destinée à maintenir les dominés éloignés de la littérature), ou encore une « honte », enfin, de son rapport général à la vie, qu’il est tout entier constitué par la « tristesse ». Nous n’irons pas jusqu’à proposer à Édouard Louis de se délivrer de cette horrible condition d’écrivain qui est la sienne, mais tout cela résume finalement le ridicule d’un ouvrage où l’auteur s’épanche (Flaubert disait de Lamartine qu’il était un « robinet »), pour clamer sa tristesse devant la violence sociale, sa honte et son incapacité à écrire de la théorie.
Pour ce qui est de la littérature et de la politique, il vaudra mieux se tourner vers de vrais penseurs, comme Jacques Rancière, par exemple dans Politique de la littérature ou Courts voyages au pays du peuple, ou encore vers des écrivains qui prennent au sérieux les conditions de vie des classes populaires, comme François Bégaudeau dans L’amour. Quant à Édouard Louis, son livre est constitué non pas, comme le disaient les maoïstes, de quatre vieilleries, mais de quatre mépris : de classe (puisque les prolétaires ne sont bons qu’à faire pleurer), de la politique (qui se réduit à la manifestation), de la littérature (qui devrait se réduire aux slogans desdites manifestations) et enfin du lecteur (dont il faut absolument entraver la liberté, sinon, malheur, il risquerait de penser autrement que l’auteur).
