Pour les vingt ans de la disparition de Jacques Derrida (1930-2004), les éditions du Seuil republient Spectres de Marx et proposent un inédit constitué de deux cours sur Husserl. Trente ans séparent les deux textes, mais tous deux lèvent des fantômes, ceux qui hantent les auteurs dont ils traitent et ceux qui troublent leurs critiques. Ils constituent autant de pierres de touche d’une « antologie » derridienne.
On ne sait si le spectre de la déconstruction, toujours si mal comprise, hante notre temps ; ce qui est sûr, c’est que celui de Derrida ne cesse de revenir vingt ans après la disparition du philosophe. Sa voix se fait entendre (interrompue quelquefois, comme il est normal pour un fantôme avec qui la communication n’est pas toujours facile, par les moyens de la technologie enregistreuse) à un rythme de plus en plus soutenu, deux fois par an, au printemps et à l’automne (qu’aurait pensé l’Algérois de cette saisonnalité ?), à travers l’édition des séminaires ; et ces (re)prises de parole sont tout sauf anodines, s’agissant de la série de séminaires, entamée il y a plus de trente ans, sur la responsabilité et qui portait sur des concepts, des problèmes (hospitalité, souveraineté, etc.) qui sont au cœur de notre présent et de notre avenir. Tout se passe comme si Derrida avait organisé lui-même sa revenance, confiée aux technologies de l’écriture (tous les séminaires sont scrupuleusement rédigés) et de l’audiophonie, gardiennes de la possibilité d’être ghostwriter et ghostspeaker de soi-même.
Cette présence spectrale [1] fait peur, elle fait peur même aux « derridiens » qui transforment trop souvent la déconstruction en « un ensemble disponible de procédures réglées, de pratiques méthodiques, de chemins accessibles », alors que son intérêt, ce serait plutôt « une certaine expérience de l’impossible » (dans Psyché. Inventions de l’autre, Galilée, 1987). Cette situation n’est pas sans faire penser à l’hypothèse que formule Derrida dans Spectres de Marx, dont le Seuil nous offre opportunément la réédition augmentée d’un témoignage d’Étienne Balibar et du verbatim d’un débat organisé au Collège international de philosophie en février 1994 (on en profite pour supplier l’éditeur de rendre également de nouveau disponible Donner le temps 1, épuisé chez Galilée), dans sa lecture de L’idéologie allemande, à propos de la peur partagée des fantômes, les leurs et ceux de l’adversaire, chez Marx et Stirner. Comme la hantise ne va pas sans la peur, vient l’obsession, conjurer le fantôme (cette fois, celui de Derrida), le caricaturer (peut-on contrefaire, parodier un fantôme ?), ou bien lui enjoindre de dire ce qu’il ne dit pas et l’enrôler pour des causes dont il a défait l’évidence peu à peu installée.
Spectres de Marx, loin d’être l’entrée inaugurale dans la thématique du spectral, est exemplaire, déjà, des peurs suscitées par la complication-Derrida : on en a tout dit : « ralliement [mais] tardif [à contretemps, il était temps, pourquoi en 1993, quatre ans après la chute du mur de Berlin, et non pas dans les années 1960] au marxisme », pire, « réconciliation entre marxisme et déconstruction » ; mais aussi « marxisme sans marxisme » (Terry Eagleton), « marxisme dématérialisé » (Pierre Macherey), « internationale sans classe » (Lewis) (voir la réponse de Derrida à la réception de Spectres de Marx dans Marx & sons, Galilée, 2002). En réalité, il s’agissait de déterminer le « bon moment », non pour donner une lecture de plus de l’œuvre de Marx, mais pour tenter de déterminer ce que l’époque ouverte par la chute du communisme d’État, la désolidarisation du corpus marxien d’une interprétation dogmatique et fixée de l’extérieur par une orthodoxie partisane, laissait entrevoir de ce que le philosophe commençait d’appeler dès le début des années 1990 la « démocratie à venir » (thématique qui sera de plus en plus présente jusqu’à Voyous en 2003).
Il fallait surtout ne pas s’exténuer dans un geste « philosophico-philologique » censé arracher Marx, désormais banalisé, neutralisé, prenant place dans la série des grands penseurs du XIXe siècle, digéré par une Histoire ayant enfin trouvé sa fin néolibérale (la critique sévère du livre de Fukuyama paru en 1992) ‒ laquelle avait son pendant dans un marxisme officiel ne jurant que par la société socialiste réalisée ‒, ne rien concéder à cette neutralisation et à une dépolitisation, ne cesser d’affirmer le « geste politique » d’une prise de position. En somme, un Pour Marx (Althusser et alii, Maspero, 1967) venu problématiser un recueil possible de « l’esprit du marxisme » face à sa mort proclamée. Vingt-huit ans après Althusser, sans doute, parce que, depuis, un « protocole de lecture satisfaisant » (Positions, Minuit, 1972), moins « arraisonné », « soudé à des appareils et à des stratégies », avait été dégagé. Derrida lui donne même un nom : « hantologie » (« l’autre-dans-le-même », si l’on préfère parler le Levinas), là où le texte de Marx croise Freud et Heidegger. Ce qui a pour conséquence, par exemple, de reprendre la question de l’idéologie, de montrer « l’impureté » de la distinction canonique entre valeur d’usage et valeur d’échange, la seconde hantant déjà la première, et d’esquisser ce que pourrait être une « nouvelle internationale ».
Et là encore, trente ans après la première édition, le ghostwriter derridien n’a perdu aucun des maillons de la chaîne (avec le drap mortuaire, le fantôme ne va pas sans la chaîne). Le « télégramme de dix mots » (la chaîne) qui nomment les « plaies du nouvel ordre mondial », contenu au chapitre 3 du livre réédité, du chômage à l’exclusion en passant par la corruption, le recul du droit international, etc., lesquelles plaies témoignent du risque de voir « l’euphorie du capitalisme démocrate-libéral ou social-démocrate [ressembler] à la plus aveugle, la plus délirante des hallucinations, voire à une hypocrisie criante dans sa rhétorique formelle ou juridiste des droits de l’homme », n’a rien perdu de son actualité, au temps où le fantôme de « la gauche de gauche » fait davantage peur que le Rassemblement national. À ce câble répond, au chapitre 5 de Spectres de Marx, une identification en dix points, dix fantômes (l’autre chaîne, sous forme cette fois tabulaire, les spectres ne vont jamais sans deux chaînes), des causes spéculatives et donc idéologiques (abstraites, dans la représentation non dans l’effectivité) de ces plaies : à commencer par le concept d’être suprême, celui d’homme à la fois dans son complexe anthropo-théologique et dans son propre économique (la propriété, la nation, le droit). Ces dix points délimitent précisément la tâche de les repenser que s’est fixée Derrida dans un travail (la série des séminaires « Questions de responsabilité ») en forme d’attente d’une démocratie à venir.
En parlant de fantôme, la parution simultanée, pour célébrer l’anniversaire de la disparition de Derrida, des cours à l’École normale supérieure de l’année 1963 consacrés au Dieu de Husserl et à une lecture de la cinquième des Méditations cartésiennes, nous confirme opportunément que le motif « hantologique » n’est pas apparu, comme une fantaisie, avec Spectres de Marx, mais qu’il s’agit bien d’une signature, identifiant non seulement un mode de lecture mais une proposition de pensée. En 1963, Derrida a déjà derrière lui un long compagnonnage avec Husserl. En 1954, il soutient son mémoire de diplôme d’études supérieures sous la direction de Jean Hyppolite qui porte sur le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (publié aux Puf seulement en 1990 sous ce titre), dans lequel il tente de défendre la « tension » (Javier Bassas Vila, Rue Descartes, 2016/2) de la coïncidence entre les pôles opposés de la phénoménologie (passivité/activité ; constituant/ constitué, etc.) ; en 1959, il intervient à Cerisy sur le thème de « « Genèse et structure » et la phénoménologie » ; en 1961, paraît sa traduction de L’origine de la géométrie, précédée d’une longue introduction (P.U.F.). En 1963, et peut-être déjà l’année précédente [2], il travaille sur un long article centré sur l’œuvre publiée de Levinas, « Violence et métaphysique », qui paraîtra à l’été 1964 et qui est intimement lié au cours sur la cinquième des Méditations cartésiennes. Puis d’autres textes suivront, et notamment La voix et le phénomène en 1967. On ne peut oublier que Derrida naît philosophiquement avec Husserl.
Cette connaissance intime de l’œuvre connue de Husserl à ce moment-là (Derrida s’est rendu aux Archives Husserl à Louvain au milieu des années 1950, mais il ne connait pas en 1963 tous les inédits du maître de Fribourg publiés par la suite dans les Husserliana) l’autorise à aller droit à l’essentiel et à offrir à ses étudiants davantage qu’une lecture des textes (le deuxième cours fait sans cesse la distinction entre « commentaire » et « interprétation »), une pensée qui s’affirme toujours plus dans son explication avec les textes. Il ne va pas se contenter « d’admirer en silence cette cinquième des Méditations cartésiennes ». L’essentiel, c’est, d’une part dans le cours sur Dieu, le sens même de l’athéisme méthodologique de la phénoménologie, ou du moins que Dieu ne constitue même plus une question philosophique, et comment, de fantomatique d’abord, la présence de Dieu se réimpose à Husserl « non pas de l’extérieur comme ce qu’on rencontre, qu’on a voulu fuir et qui s’avère finalement inévitable, mais de l’intérieur, sans rupture, sans contradiction avec l’exclusion initiale de la théologie, par un développement serein et continu de ses propres prémisses », au point de constituer, selon les propres mots de Husserl, la philosophie en « chemin non-confessionnel vers Dieu ».
D’autre part, l’essentiel, c’est, dans le cours sur la cinquième des Méditations cartésiennes, la question de la menace qui pèse sur tout le projet husserlien. Si la question de l’alter ego, comme « autre origine absolue du monde », ne trouve pas de résolution, c’est alors l’ensemble du projet phénoménologique qui n’aura pas réussi à se débarrasser du « spectre » du solipsisme qui ne cesse de le « hanter ». Dans les deux cas, puisque l’explication avec Husserl montre combien la question de Dieu et celle de l’alter ego sont intriquées l’une dans l’autre, les analyses vont révéler l’insuffisance du « principe des principes » de la phénoménologie : l’évidence originaire et la présence de la chose elle-même en personne, ni l’autre ego ni Dieu n’étant donnés en présence. Ce qui a pour conséquence majeure de fragiliser l’ensemble du projet husserlien. Face à cette situation, Derrida va dresser le portrait d’un philosophe Don Quichotte, viril, que les fantômes et les spectres n’effraient pas, mais qui dans son combat pour le transcendantal, pour le phénoménologique, laisse échapper des présupposés métaphysiques qu’en principe il a neutralisé.
En reliant le cours de 1963 au livre de 1993, il ne s’agissait pas de lire dans le jeune Derrida celui de la maturité. Ni de se prononcer sur la pertinence aujourd’hui de l’interprétation proposée de Husserl, les spécialistes nous le diront. Emmanuel Housset (Husserl et l’idée de Dieu, Cerf, 2010) semble concorder avec elle quand il écrit que « la question de Dieu [et celle d’autrui] reconduit aux plus profondes apories de la phénoménologie husserlienne ». Mais on ne peut s’empêcher d’être frappé par la constance d’une attitude : dans le cas de Marx aussi bien que dans celui de Husserl, elle consiste à « commencer d’éprouver, à respecter [leur] pouvoir de résistance aux critiques » (in « Violence et métaphysique »).
[1] Profitons-en pour signaler aux lecteurs d’EaN la collection « Humanités à venir » dirigée par Ginette Michaud et Georges Leroux et publiée par les Presses de l’université de Montréal, centrée sur des petits essais inscrits dans le sillage de la pensée de Jacques Derrida. Dernier ouvrage paru : Elias Jabre, Plus d’une loi, la guerre des noms. Derrida, Deleuze et Guattari, Foucault, 2024
[2] Une précision aux éditeurs : « Violence et métaphysique » a été écrit avant que Derrida n’aille assister aux cours de Levinas à la Sorbonne (1964). Un indice nous en est fourni dans la note 1 de l’article de Derrida, dans laquelle il regrette de ne pas avoir pu prendre en compte deux textes de Levinas, l’un de 1963, « La trace de l’autre », l’autre de 1964, « La signification et le sens ».