Les Éditions de Minuit : des voix plutôt qu’un style

De nombreux clichés courent pour définir les textes publiés par les Éditions de Minuit. Il se trouve même des polémistes en mal de publicité pour comparer les romans publiés sous la fameuse couverture blanche étoilée avec des romans Harlequin, ou pour ne voir chez leurs auteurs que des bobos buvant du jus de pamplemousse au café Marly. L’essai de Mathilde Bonazzi, Mythologies d’un style, remet certaines choses à leur place. On peut cependant regretter quelques oublis.


Mathilde Bonazzi, Mythologies d’un style. Les Éditions de Minuit. La Baconnière, 216 p., 20 €


Minuit, c’est d’abord un homme, traversé par une sorte d’illumination. Jérôme Lindon lit un manuscrit sur le quai d’une station de métro. Il s’agit d’un roman refusé par tous les éditeurs, celui d’un certain Samuel Beckett. Lindon décide de le publier dans la maison d’édition qu’il dirige. Pendant des années, l’éditeur survit difficilement mais il s’obstine. Jusqu’au jour où En attendant Godot connaît le succès. Puis viendront d’autres succès, grâce à Beckett, et grâce à cette formidable opération marketing qui s’appelle « Nouveau Roman ». Puis viennent les Nobel, les Goncourt, qui, on le sait, assurent les finances d’une maison d’édition pendant quelques années. Mathilde Bonazzi montre aussi combien l’engagement politique de Jérôme Lindon, lors de la guerre d’Algérie en particulier, contribue à l’image de marque de la maison, à marquer sa différence, sa singularité. Mais c’est le « style Minuit » qui l’intéresse, et elle tente de le définir, dans une langue simple, accessible, sans jargon. Mythologies d’un style est un écho de sa thèse dont la dimension universitaire est estompée. On le lit avec aisance et plaisir.

Le style Minuit attire (c’est mon cas, ô combien !) et irrite. Bien des lecteurs et des critiques croient y sentir de l’élitisme ou, pire, de la faiblesse, notamment depuis que Jérôme Lindon n’en est plus le « patron ». C’est le cas de ce graphomane cité en ouverture qui, dans des « pamphlets particulièrement remarquables », écrit Mathilde Bonazzi, se moque de Jean-Philippe Toussaint, de Jean Echenoz ou d’Hervé Guibert. Pasticher, en même temps, c’est admirer, et ce graphomane n’a pas si mauvais goût…  On pourra trouver plus intéressantes les critiques formulées par Lionel Ruffel, au moment du lancement du master « Création littéraire » de l’université Paris-8, sur l’influence de Jérôme Lindon sur la littérature française contemporaine et le « formatage » imposé par sa maison d’édition, aussi prescriptrice d’après lui que l’école et la presse.

Mathilde Bonazzi, Mythologies d’un style. Les Éditions de Minuit

Irène Lindon à Paris (2005) © Jean-Luc Bertini

Le propos date de 2013 et beaucoup d’eau a coulé depuis, et même avant qu’il ne le dise. Pour ce qui est des éditeurs et des écrivains d’aujourd’hui, de Verdier au Tripode en passant par Verticales, Inculte et P.O.L (maison citée comme « jumelle » de Minuit), on ne compte pas les maisons qui inventent, innovent aujourd’hui. Cela dit, et Mathilde Bonazzi le montre bien, l’influence de Beckett, sorte de père tutélaire, et celle du Nouveau Roman jusqu’au milieu des années soixante ont donné cette image austère de la littérature, avant que Jérôme Lindon, éditeur malin et avisé, ne tente avec « les impassibles » de fonder un nouveau « style » Minuit au début des années quatre-vingt. Toussaint, Echenoz, Oster et Gailly débutaient. Le creux des années soixante-dix, avec les seuls et sulfureux Tony Duvert, Monique Wittig et Hervé Guibert, se comblait.

Style, école, famille, air de famille… Mathilde Bonazzi met en relief ces divers termes qui distinguent la maison de la rue Bernard-Palissy. Des termes qu’on pourra discuter, comme elle le fait en analysant, d’un point de vue stylistique, avec les outils de la linguistique, des extraits de Laurent Mauvignier, Éric Laurrent et Éric Chevillard. L’essai est convaincant et on aime qu’il réponde à qui reste peu sensible à la langue.

Mais c’est aussi là que l’on peut regretter son silence sur les critiques qui ont lu de près les auteurs Minuit, nombreux par exemple à La Quinzaine littéraire ou à En attendant Nadeau (mais pas seulement !). Oublions le journalisme tel qu’il se pratique dans certains hebdomadaires : on y procède trop souvent à une lecture hâtive de ces écrivains, on y use d’adjectifs hyperboliques ou de formules toutes faites. Il faut des petites phrases, assassines ou laudatives. La lecture que fait Maurice Mourier d’Éric Chevillard, celle que faisait Agnès Vaquin d’Yves Ravey (bizarrement absent du livre, aussi bien dans le florilège bibliographique que dans le corps du texte), celle que j’ai eu l’honneur de faire de Hélène Lenoir et de quelques autres, mériteraient peut-être qu’on s’y réfère. Ce qui me frappe quand je lis ces écrivains, c’est la langue qu’ils emploient. Et rien de commun entre eux, sinon le plaisir que j’éprouve en lisant Éric Laurrent ou Tanguy Viel, comme Yves Ravey.

Mathilde Bonazzi, Mythologies d’un style. Les Éditions de Minuit

Le style Minuit, on le comprend assez vite, n’existe pas. Les auteurs qui publient sous cette couverture « s’envoient de temps en temps des fusées comme des repères », selon une formule de Patrick Deville, qui a publié sous cette couverture en même temps que son ami Jean-Philippe Toussaint, avant de passer au Seuil, dans la collection « Fiction & Cie », assez proche de son esprit de recherche. Et l’amitié est également le seul vrai lien entre Laurent Mauvignier et Tanguy Viel, introduits chez Minuit par François Bon (au moins pour le second nommé). On pourrait continuer ainsi à les opposer. Ce qui unit la plupart des auteurs Minuit, est, selon Christine Jérusalem, lectrice d’Echenoz, une « ligne de lecture : de Beckett à Echenoz, de Conrad à Flaubert ». Et être auteur Minuit, c’est d’abord avoir été lecteur d’auteurs Minuit. Il n’est qu’à lire ce qu’en disent Julia Deck et Éric Laurrent, qui rêvaient, écrivant, de paraître sous cette couverture, et celle-là seule d’abord.

Mais l’écrivain reste à part, tel Éric Chevillard qui répond à Mathilde Bonazzi dans un entretien qui clôt l’essai. Comme restent à part Laurent Mauvignier et Éric Laurrent, ce dernier étant assez peu loquace sur Berceau, beau récit qui ne donne pas une idée forte de ce qu’il écrit par ailleurs, notamment Clara Stern ou Un beau début (dont on attend la suite).

Les choses étant ce qu’elles sont, j’incline au pessimisme : des journalistes ou polémistes continueront par facilité de parler d’un style Minuit et de considérer cette maison d’édition comme une marque, au sens où Parker ou Montblanc sont des marques.  Et après tout…

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