Deux livres de facture très différente mais aimantés par une intention proche renvoient à la difficile transmission familiale de la Shoah : celui de Raphaël Sigal, qui refuse l’enquête et se plie à la rude loi d’Alzheimer pour approcher le trauma historique, et celui de Charles Duquesnoy, qui convoque la méthode de la micro-histoire pour évoquer la déportation de son aïeul juif polonais et sortir du silence.
On se souvient de la partition dessinée par Georges Perec dans Ellis Island, lorsqu’il fait le voyage vers « l’île aux larmes » en compagnie de son vieux complice, Robert Bober, sur les traces de l’émigration juive à New York : à lui l’affrontement de la béance, de la non-transmission du trauma et le recours à l’écriture comme béquille, support par rapport à l’angoisse du manque ; à Robert Bober, l’image mobile et l’œil de la caméra, un certain rapport au plein d’une représentation « malgré tout », le confort relatif d’une tradition familiale qui vient colmater tant bien que mal l’absence et les blancs.
C’est cette partition qui vient à l’esprit lorsqu’on découvre deux livres de la rentrée littéraire initiés par l’impact transgénérationnel de la Shoah, dont le progressif éloignement dans le temps ne conjure pas, bien au contraire, la puissance de fascination et de désintégration sur les descendants actuels de cet événement, malgré les chocs renouvelés d’une actualité brûlante. Deux livres bien différents et pourtant aimantés par une quête d’élucidation assez proche, chez deux jeunes auteurs sensiblement de la même génération, entre trente et quarante ans, l’un littéraire, l’autre historien ; tous deux se sont heurtés à l’aporie d’une mémoire défaillante et décident d’écrire « malgré tout » (autour de) l’histoire de leurs ascendants : une grand-mère pour Raphaël Sigal, professeur de littérature et déjà auteur d’un livre de critique littéraire sur Antonin Artaud ; et un arrière-grand-père pour Charles Duquesnoy, professeur d’histoire-géographie dont c’est le premier livre.
Le titre du livre de Raphaël Sigal est « Géographie de l’oubli » mais il aurait dû s’appeler initialement « Shoalzheimer », génial et provocant mot-valise, nouant le double trauma, le double oubli qui troue le livre du descendant confronté au silence puis à la maladie d’une grand-mère très aimée mais dont, dit-il, « il ne connait pas la vie ». Or, face à ce qui n’a pas été raconté ou qui ne peut plus se dire à cause de la maladie, le scripteur du récit, poursuivant en quelque sorte l’entreprise de raréfaction du langage, affirme ne pas vouloir raconter d’histoire… Peut-être parce que, dès la première phrase, il se déclare né dans une famille « sans histoire » ; on sera sensible à l’ironie des glissements de sens dans ce geste initial de refus (mais peut-être aussi secrètement de désir) de la fiction.
Celui de Charles Duquesnoy est au contraire très détaillé et précis dans son souci d’identification, de contexte et de datation historienne : « Nuta. Immigré juif polonais, cordonnier à Paris (1900-1967) ». Lui n’a pas connu cet arrière-grand-père, mais il se souvient de sa grand-mère maternelle qui lui a transmis quelques bribes du passé, et c’est avec le soutien de sa mère qu’il va se lancer sur les traces de cet « anonyme » de l’histoire de la déportation, un survivant « qui n’en est pas tout à fait revenu », et qui, lorsque l’une de ses petites-filles l’interroge sur son tatouage sur le bras, répond (là encore, on sera sensible à l’équivocité du sens et aux abîmes qui s’y cachent) : « ça c’est rien. Rien du tout ». Au bout du compte, l’écrivain et l’historien sont renvoyés au même déni ; chacun à sa façon va devoir en conjurer la puissance d’effroi et de méconnaissance.

Les trajectoires historiques et sociales évoquées dans les deux récits, pour différentes qu’elles soient, recouvrent malgré tout l’uniformisation progressive du sort des Juifs pendant le génocide, à coups de décrets de dénaturalisation et d’aggravation des conditions de la survie collective. Certes, la famille de Suzanne Sigal, originaire d’Allemagne, jouit d’un capital économique et culturel enviable par rapport aux Rychter, venus de Pologne, dont les membres sont majoritairement des travailleurs du cuir, au départ illettrés. Mais finalement, les mêmes stratégies de survie fonctionnent, presque par miracle semble-t-il : les enfants sont cachés dans des instituts catholiques, les familles sont séparées et se retrouvent après la guerre, face à la nécessité d’occulter le passé pour pouvoir aller de l’avant ; Suzanne la « bonne petite Allemande » est devenue française par son mariage et refoule sa langue maternelle et toute son identité passée, elle devient médecin mais est intéressée avant tout par la littérature et l’histoire de l’art. Nuta, l’arrière-grand-père, a survécu à la déportation mais revient marqué physiquement et psychologiquement par un déclin précoce. Le silence s’épaissit, les familles se reconstituent, évoluent, grandissent, oublient. Et la génération des descendants se questionne et tente de créer du sens et des images à partir de l’absence.
Qu’est-ce donc qu’une géographie de l’oubli ? se demande Raphaël Sigal, puisqu’il semble a priori impossible de mettre des mots là où le langage se dérobe, soit du fait du trauma historique, soit plus banalement mais tout aussi douloureusement du fait de la maladie et de l’âge, ce redoutable modificateur de l’ensemble de la personnalité et de la mémoire que l’on nomme Alzheimer et qui semble identifier notre époque, comme la Shoah a fini par exemplifier le tragique XXe siècle. La métaphore spatiale est souvent convoquée pour tenter de symboliser les « palais de la mémoire », mais comment représenter l’oubli, qui est lacune, béance, blanc, trou noir inimaginable ? Mais aussi, comment penser l’effondrement d’une personnalité lorsque celle-ci est associée à la sécurité de l’enfance, aux repères inébranlables de la transmission de parent ou de grand-parent à enfant ?
À ces questions somme toute universelles, Raphaël Sigal répond par l’ascèse littéraire, la patiente durée d’une écriture par intermittence, tout au long des années de formation et d’accès à la possibilité d’écrire : pour tenter de traduire la résistance d’une histoire qui ne passe pas, comme sous l’effet d’une de ces « fausses routes » qui caractérisent la difficulté à avaler des vieillards et des malades d’Alzheimer (« Fausse route », c’est aussi la voie sans issue, et le titre d’un des premiers chapitres du livre, c’est également la désignation de la mauvaise conscience et du sentiment d’imposture du descendant, la « pose » littéraire de qui se confronte à « l’Histoire avec sa grande hache »).
Il va falloir inventer une forme, un dispositif, écrire sous contrainte, comme Perec, cartographier la somme des « questions », comme Jabès, miniaturiser le livre sous forme de boîte, comme Benjamin, se glisser dans l’entre-langues au plus profond de la gorge nouée, comme Cixous, courir après des images et trébucher à chaque fois, comme Chantal Akerman. Si les grands aînés sont d’emblée présents, sortes de bornes tutélaires sur la voie à poursuivre, la structure d’ensemble du récit n’en est pas moins instable, fragile, périlleuse, marquée par les échecs, les recommencements multiples, les directions contradictoires ou aporétiques. Cela produit un livre court mais d’une poignante densité, un dispositif ultra sophistiqué mais au service d’une intention d’une grande simplicité, comme restituer l’enfance en noir et blanc de la photo de couverture et avec elle les multiples fils qui remontent le temps et tissent des identités, laissant apparaître quelques silhouettes, dont d’abord celle d’une grand-mère profondément aimée et disparue de son vivant, comme ceux qui sont revenus des camps bousillés à jamais.
L’écriture avant tout réflexive de Raphaël Sigal se distingue par son caractère très contemporain, elle évoque par moments les architectures disloquées d’un film de Nolan, Inception par exemple, ou les tableaux de Pierre Soulages. Il y est question de grammaire, de mise en page, de noir et blanc, de répétition et de recommencements, d’une insistance à faire remonter à la surface du langage, telle une laborieuse arkhè, des traces éparses, illisibles, à moitié effacées. La question essentielle est donnée dès l’épigraphe, empruntée à Chantal Akerman : « Comment se remémorer quelque chose qu’on n’a pas vécu ? » On est dans la post-mémoire, dans le corps-à-corps avec la parcimonie de la mémoire objective : « Qu’est-il arrivé au juste ? », se demande le narrateur, confronté à son tour à l’impératif du zakhor, le « souviens-toi » scandé par les injonctions bibliques et la mémoire collective juive. Dans un très beau jeu sur les mots, il revivifie le sacro-saint devoir de mémoire, le transformant par la fantaisie verbale en un « comme-mémorer », se souvenir ensemble par le biais de l’écriture devenue rituel intime et cependant partageable, universel donc.
Mais, épousant de ce fait plus ou moins consciemment le cheminement de la tradition, le livre du descendant se fait mémoire (ou oubli ?) en acte, reenactment, charriant pêle-mêle l’effroi archaïque des pogroms ou du moins leur transcription littéraire, chez un Lamed Shapiro ou un Isaac Bashevis Singer, quelques bribes d’images plus ou moins fantasmées de la mémoire familiale, pour lacunaire qu’elle soit, épisodes de caches et de circulation de trains pendant la guerre, les souvenirs déjà plus incarnés des fêtes familiales rythmées par les non-dits et quelques sanglots étouffés, et surtout les rares témoignages autobiographiques de la grand-mère, insérés de façon citationnelle dans cet étrange yizker-bukh, le livre juif du souvenir consacré aux communautés disparues pendant la Shoah.
Le livre en train de s’écrire, comme un organisme vivant, devient référence totale, sacralisée, comme dans le judaïsme mais aussi la modernité littéraire, l’écriture blanche ou la déconstruction. Il est avant tout expérimental, terriblement « personnel », malgré l’abondance des références à la mémoire des autres, que ce soit de façon négative, ne pas enquêter, ne pas aller sur place, ne pas « documenter », comme l’ont fait les Daniel Mendelsohn ou les Jonathan Safran Foer qui pourtant, en arrière-plan, silhouettent leurs propres démarches d’héritiers en négatif, bifurcation alternative de la « mémoire potentielle » (Perec) ; ou que ce soit de façon positive, quasi mimétique, comme la typographie de W de Perec, ou l’intertextualité partagée des cryptophores et autres porteurs d’ombres, désignés comme des sortes de parents éloignés, de cousins descendant des mêmes grands-parents couleur sépia sur des photos de famille toutes ressemblantes.
On a l’impression que le livre, commencé comme un exercice métafictionnel, « tentative d’épuisement » des différentes façons d’approcher « l’inimaginable », par la contrainte, la redite, l’échappée libre, etc. (voir le drôle d’objet intitulé Ricercare à x+1 voix ou la notion polysémique de « cuisine du récit »), se débarrasse progressivement de certains tics de métalangage un peu irritants pour aboutir à l’émouvant portrait de son personnage central, la grand-mère, devenue sujet de sa propre autobiographie, dans un texte écrit par elle, d’abord cité, puis finalement inséré dans le livre du petit-fils. Celui-ci en fait dès lors cadeau à son propre père, dans une très personnelle économie du don étendue à nos modernes transactions intergénérationnelles.

C’est aussi par un exercice de gratitude que commence le livre de Charles Duquesnoy, qui cite en yiddish (langue qu’il s’est donné la peine d’apprendre pour approcher l’histoire de sa famille) un poème en ouverture d’Avrom Reyzen, consacré au labeur ingrat d’un petit cordonnier du shtetl. La démarche de l’enquête est délibérément revendiquée, commentée, évoquée dans ses protocoles et ses différentes étapes. Le point de départ en semble presque dû au hasard, la visite d’une exposition sur les « Juifs d’Orient » à l’IMA, la mention par sa mère de leur nom de famille au Mémorial de la Shoah… Ce qui va le conduire à aborder l’enquête de façon plus concrète, par la fin, la déportation de l’arrière-grand-père à partir d’un convoi parti de Drancy…, mais l’origine du projet reste nébuleuse, repoussée dans les limbes de la transmission chaotique des histoires de famille.
« Peut-être l’Histoire avec une majuscule, celle qui réclame des sources et de la rigueur a-t-elle commencé avec des histoires de ma grand-mère. » Or, là aussi, les histoires sont pipées, pleines de « malices » dues au travail de l’inconscient, de chausse-trapes et de contradictions : « sans qu’elle ne dise jamais pourquoi. Sans jamais qu’elle ne dise ni où, ni quand, ni comment. Tout simplement parce qu’elle n’en savait rien. Plus personne n’en savait rien ».
À l’inverse de Raphaël Sigal qui veut que le livre oublie en même temps que la grand-mère, et refuse d’en savoir plus que ce que celle-ci lui dit, l’apprenti historien, face à l’histoire de la Shoah, va mobiliser son seul savoir-faire, le travail documentaire, et partir en quête du passé familial : dans les archives, les souvenirs de famille, grâce aux photographies, aux témoignages de tiers, au voyage en Pologne, ou sur les traces de vie de son ascendant, dans les quartiers de Belleville et de la Villette à Paris. Il tombe opportunément sur le yizker-bukh (livre du souvenir) de la ville polonaise dont est originaire sa famille, Szydlowiec, et surtout il adosse son enquête familiale au courant historiographique initié en France par Claire Zalc, celui de la micro-histoire de la Shoah, qui a déjà produit un certain nombre d’ouvrages passionnants (on pense, en particulier, à un remarquable livre de Bastien François, Retrouver Estelle Moufflarge. Sur les traces d’une adolescente victime de la Shoah, paru en 2024).
Là encore, il y a passage de témoins par le biais de la littérature, celle écrite en yiddish, Kulbak, Sholem-Aleykhem, cité à travers une référence au livre de Rachel Ertel sur le shtetl, la bourgade juive de Pologne. Autre rencontre par intertextualité : une citation de Tombeaux. Autobiographie de ma famille d’Annette Wieviorka, qui « décrit le passage où sa famille vécut en même temps que les Rychter », le passage des Fours-à Chaux, près de la rue de Meaux. L’évocation du Paris yiddish de l’entre-deux-guerres, où la famille Rychter émigre dans les années 1920, est renvoyée au roman de Benjamin Schlevin, republié très récemment en français dans une nouvelle traduction, Les Juifs de Belleville.
Finalement, on en revient au même carrefour méthodologique, là où Géographie de l’oubli tentait d’échapper à l’alternative par la déconstruction et l’écriture poétique : « ça y est, la croisée des premiers chemins. Faut-il suivre Dora Bruder et le roman de Patrick Modiano, ou Charles Baron et son témoignage pour la fondation Spielberg ? ».
La réponse à cette question liminaire est contenue dans les pages de l’enquête déployant la trajectoire de Nuta à travers les épreuves de l’immigration puis de la guerre, de l’exode, des différentes stratégies de survie familiale, des choix souvent cruciaux toujours reliés par l’explicitation historienne à un contexte collectif, à des itinéraires sociaux plus larges, mais bien sûr aussi au hasard, à la chance ou à la malchance : la famille réussit à se cacher et à échapper aux rafles, mais Nuta est arrêté en essayant de traverser la ligne de démarcation le 4 août 1942. Déporté depuis Drancy vers Auschwitz, il a la « chance » d’être sélectionné à Kosel vers un camp de travail forcé aux conditions de vie inhumaines, mais qui le sauve d’une sélection fatale dans le camp d’extermination.
Le fonctionnement de ces camps, les Z.A.L, réservés aux Juifs, où ils sont exploités en esclaves par le Reich , est l’un des points les plus intéressants de l’enquête, à côté de l’examen minutieux des processus de spoliation et d’aryanisation des biens juifs : dans le cas des Rychter, une modeste cordonnerie dans la rue de l’Oise, pour laquelle est nommé un administrateur provisoire sur lequel s’exerce l’ironie féroce de l’historien : « on ne saurait dire ce qui irrite le plus… », une des marques de subjectivité discrète qui renvoie à l’empathie de l’enquêteur et à la nécessité d’une historiographie située, et consciente de ses propres déterminismes.
Car les réponses esquissées par ces deux ouvrages déjouent au bout du compte le partage trop tranché entre histoire et fiction, ou entre vide de la transmission et trop-plein d’une tradition mémorialisant le passé sans faire usage de l’histoire.
De même que la grand-mère chez Sigal atteint l’autonomie d’un véritable personnage, haut en couleur et plein de panache malgré les épreuves de l’histoire et de la maladie, le petit cordonnier Nuta, chez Duquesnoy, qui n’est producteur d’aucune source directe à part quelques signatures sur une « traînée de documents administratifs » (Sigal), dont la plupart écorchent ou modifient à loisir l’orthographe des noms propres, est finalement relié par l’étude micro-historique rigoureuse à une communauté de destins beaucoup plus large. Toute une histoire bruissante aux trajectoires brisées, dont l’écho nous parvient par le biais de l’enquête méthodique mais aussi de la « reconstitution » narrative, sur la base des récits, des témoignages, des histoires analogues récoltées au fil de la progression du savoir analytique.
C’est ainsi une impression curieusement jumelle qui arrive à la lectrice (au lecteur) de ces deux ouvrages : un élargissement de la perspective sur le passé qui resserre les liens avec le présent, un approfondissement des questionnements intimes quant à la toile réticulaire des collectifs qui constituent les identités, un désir d’effleurer le grain de l’histoire à travers quelques silhouettes arrachées à l’obscurité par les mots du récit, qu’il se dénie comme tel, plein de pudeur et de réticence, ou qu’il s’avoue pour ce qu’il est, rempli d’incertitude et de patient labeur.
Raphaël Sigal est un collaborateur d’En attendant Nadeau.
