Grand roman traduit du kaaps

Nadia est élevée, avec son cousin Xavie, à Groenplaas par leur grand-mère, Sylvia, la « reine mère du mensonge ». Ensemble, les deux enfants, dont le roman suit le chemin vers l’âge adulte, tentent de lever le voile sur les secrets de famille, dans une atmosphère chaotique, toxique, faite d’excès et de maltraitances. Le cantonnement, de Ronelda S. Kamfer, est un classique moderne de la littérature sud-africaine.

Ronelda S. Kamfer | Le cantonnement. Trad. du kaaps par Georges Lory. Zoé, 286 p., 21,50 €

« Ma mère a de l’arthrite, je pense que ses jambes lui font très mal parce que c’est une connasse mollassonne. » Cette phrase, extraite du trentième chapitre du Cantonnement, ne saurait suffire à résumer le caractère de la narratrice, Nadia, mais elle donne une idée assez juste de la voix que l’on entend en ouvrant ce roman. Pour être tout à fait juste, il y a deux voix narratives : la cousine, Nadia, et le cousin, Xavie, au ton un peu plus modéré.

Le roman frappe d’emblée, et jusqu’à son terme, par sa discontinuité narrative. Les deux narrateurs racontent plusieurs fois les mêmes scènes, parfois avec des points de vue ou une temporalité différente, et il faut un certain temps au lecteur pour comprendre que deux scènes d’enterrement qui se suivent dans le texte sont en fait distantes de plusieurs années, comme pour les chapitres 119 (« Une contribution pour les fleurs ») et 120 (« Tasha sous l’eau »). Cette discontinuité, qui permet aux deux personnages, devenus jeunes adultes, de raconter leur enfance comme si elle était encore présente – et donc de la représenter pleinement –, donne aussi tout son sens à l’idée que la génération de Xavie et Nadia est prise entre deux feux, entre la construction identitaire laborieuse d’avant le tournant du millénaire et la déréliction des années de désenchantement : « Nous sommes purement et simplement faits pour nous autodétruire et nous trahir. Nous, la génération Renaissance africaine de la lignée. Les fantômes des forêts ou des eaux nous sont familiers. Sauf que nous sommes prompts à surconsommer des drogues ou de l’alcool. Des stéréotypes métis, génétiquement prédisposés à de gros excès de violence. »

C’est ainsi que Xavie explique aussi la violence des adultes, cette famille de tantes et d’oncles dont plusieurs passent d’ailleurs par la case prison : « l’enfance, ça passe tellement vite qu’ils n’ont montré aucune patience avec nous ». Toute la force du roman de Ronelda Kamfer réside dans la façon dont les protagonistes jouent de ces stéréotypes tout en y adhérant partiellement. Jusque dans le dernier chapitre, Xavie et Nadia, en pleine connivence mais sans se concerter, déconstruisent à la fois les mensonges des adultes et les ambivalences de la communauté. Si la temporalité vole en éclats, c’est d’une part pour montrer comment les deux adolescents essaient de reconstruire une forme d’identité familiale en révélant les secrets, mais aussi pour empêcher toute datation précise et donc toute tentative de lecture allégorique.

Ronelda S. Kamfer Le cantonnement
Ronelda S. Kamfer (2019) © Nathan Trantraal

La déconstruction passe aussi par la langue. La langue d’écriture, tout d’abord. En effet, ce n’est pas tous les jours que paraît en français un texte traduit d’une « nouvelle » langue littéraire, le kaaps [1]. Le kaaps est-il un dialecte issu de l’afrikaans, ou la langue originaire que les colons afrikaners ont voulu « purifier » à partir du XVIIe siècle ? Laissons ce débat aux spécialistes. Ce qui importe ici, c’est de savoir que c’est la langue d’une communauté nombreuse, les métis du Cap (Cape Coloured), et qu’il s’agit, comme l’afrikaans, d’un créole mêlant des influences très diverses. Ronelda Kamfer, poète déjà reconnue et autrice de quatre recueils de poèmes en afrikaans, a donc choisi cette langue pour ce premier roman aussi amer que décapant. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle la déplace du contexte ultra-urbain auquel elle est généralement identifiée pour se livrer, avec elle, à une réécriture du roman rural traditionnel de la communauté afrikaner, le plaasroman. Comme l’écrit Antjie Krog dans sa préface : « Groenplaas n’est pas le domaine adoré de Boers fiers, mais un territoire clôturé où l’on parque des gens. »

Cette tension est d’ailleurs soulignée par la mère quand elle reproche à Nadia de glisser de l’afrikaans vers le kaaps : « En plus, tu parles comme les voyous du Cap, essaie de bien parler, râle-t-elle en entendant mon idiolecte de ghetto récemment appris. » Le kaaps est aussi la langue d’une communauté complexe, dont les étrangers ne parviennent pas à saisir les contours. C’est particulièrement évident lors d’une discussion entre Nadia et deux Afro-Américaines, « deux Noires avec de longs cheveux et des fringues chics à chier ». Comme l’une des deux Américaines dit à Nadia qu’elle ne devrait pas employer le mot Coloured, qui est péjoratif selon elle, Nadia se lance dans un monologue intérieur : « Je veux lui dire que, par ici, Métis signifie autre chose. C’est juste un nom laissé par l’apartheid. […] J’ai envie de lui balancer qu’elle se comporte comme une Blanche qui veut me donner un cours. Je suis métisse, et noire, et africaine, je suis tout sauf blanche ».

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Par ailleurs, le kaaps émerge comme le lieu de nouvelles expérimentations possibles au sein d’une société fondamentalement multilingue, comme le montre une conversation entre plusieurs des adolescents du cantonnement :

Comment appelle-t-on un papillon en afrikaans ? demande Dali, allongé sur la pelouse derrière l’église.

Un skoenlapper, un réparateur de godasses, répond Taakie.

Un mot bien malpropre pour un si bel insecte, juge Dali.

Comme si butterfly, mouche à beurre, était un joli mot.

– Skoenlapper, grogne Zodwa, ça n’a aucun sens, ça sonne comme godasse, comme vieillard souffreteux des temps anciens.

Xavie :

Tu penses qu’on peut donner un nouveau nom à un mot qui en a déjà ?

Oui, je crois qu’on le peut, mais on ne peut pas changer la signification d’un objet, je soupire. Surtout quand il s’agit d’une chose ancienne.

Ronelda S. Kamfer Le cantonnement
« Cape Coloured », Henry Trotter (Cape Town, South Africa, 2000)

La langue de Kamfer est inventive, abrupte, ce que restitue la traduction de Georges Lory, tant dans le rythme que dans le recours à des rimes internes : « Le visage de Rustig est une invitation à lui rentrer dans le lard. Il ressemble à un joueur de cricket bangladais hagard. » Le ton n’est, à cet égard, pas sans évoquer la façon dont certains auteurs francophones de la diaspora africaine ont pu jouer avec les codes d’écriture du slam (par exemple, Yémy dans Suburban Blues en 2005).

Par ailleurs, l’expérience du multilinguisme en Afrique du Sud donne lieu à quelques scènes très drôles : « Le pasteur parle afrikaans avec un accent anglais laborieux. Il décide de poursuivre son sermon en anglais. Ça a le même effet que Google traduisant un site web russe. » Comme il s’agit de l’enterrement de la jeune Tasha, l’absurdité linguistique renforce l’humour noir qui traverse tout le livre. Toutes les situations font l’objet d’analogies féroces, comme lorsque, pour décrire deux cousines « venues aux nouvelles », Nadia dit qu’elles « se sont installées, comme une équipe télé en Palestine occupée ».

En fait, c’est cette apparente froideur qui permet aux deux enfants-narrateurs de résister face à la violence familiale. Comme le résume Nadia : « Si on laisse mourir les gens qui vous ont blessé, le jour où ils meurent pour de vrai, c’est plus facile à gérer. » Et de même, quand elle s’adresse à son cousin : « Xav, tu es la personne la plus heureuse du monde entier, ton père est mort. »

Il est difficile, devant un récit tissé d’aphorismes aussi cruels, d’évoquer sans ambages les valeurs de transmission culturelle ou d’appartenance à une communauté. La prolifération des analogies culturelles, souvent au mépris – intentionnel – de toute cohérence idéologique, relève d’une forme de punk sud-africain à la fois très énergique et très déstabilisante : sur la même page, la mort de l’oncle de la mère de Nadia est comparée à « l’attaque au parapluie de Britney Spears en 2007 », et la cousine qui se marie « revendique son jour, à l’image de Colomb s’emparant de la terre des Amérindiens ». En venant s’ajouter aux expérimentations sur la structure narrative et sur la langue, un tel kaléidoscope référentiel empêche, délibérément, d’assigner une signification idéologique ou politique homogène à l’histoire qui est racontée.


[1] Les personnes que cette question intéresse liront avec profit l’article publié par Marianne Thamm dans le Daily Maverick : “An exhilarating linguistic minefield: be duidelik and dala what you must” (28 octobre 2021).