Vérité et réconciliation

Une autrice sud-africaine, noire, veut croire à l’apaisement des rapports entre Noirs et Blancs après des décennies d’apartheid en Afrique du Sud. Lucide dans sa vision du passé et du présent, Futhi Ntshingila parvient à construire un conte attachant avec son deuxième roman, Alors toi aussi.

Futhi Ntshingila | Alors toi aussi. Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Estelle Flory. Tropismes, 216 p., 21 €

Le musée Anne-de-Beaujeu à Moulins dans l’Allier abrite un tableau intitulé La Vérité sortant du puits armée de son martinet pour châtier l’humanité. Une allégorie, aussi nue que blanche, enjambe la margelle d’un air agressif. L’artiste, Jean-Léon Gérôme (1824-1904), aimait tellement sa toile qu’il l’avait suspendue au-dessus de son lit. Mais quel rapport entre ce peintre académique, très hostile aux impressionnistes , et une écrivaine noire vivant actuellement à Pretoria ?

Futhi Ntshingila, née en 1974, s’est inspirée de cette œuvre pour élaborer son texte. Sans vérité, il n’y a pas de réconciliation possible. Elle décrit l’injustice majeure que subirent les Noirs sous l’apartheid, et l’arbitraire grave dont furent victimes les Boers entre 1899 et 1902 de la part des militaires anglais. La violence inflige des traces indélébiles dans les corps et dans les esprits de tout un pays.

Dans sa maison de retraite, l’ancien militaire Hans van Rooyen se remémore son enfance. Il trouve l’oreille attentive de l’infirmière Zoe Zondi qui a connu un début de vie dramatique. Ils prennent l’habitude de déguster ensemble le chocolat du matin, une occasion pour raconter petit à petit leur vécu.

Alternant les interventions à la première personne des deux principaux protagonistes, suivies des témoignages d’autres personnages, on aboutit à une saga qui couvre l’histoire de l’Afrique du Sud de 1939 à 2020. L’autrice détaille avec le sens des nuances la diversité des cultures, des attitudes politiques et des sentiments personnels. Zoe, « infirmière blessée », et Van Rooyen, qui fut un mari et un père brutal, apprennent à se connaitre. Le second apprécie l’écoute attentive de la première. Elle l’appelle respectueusement Madala (le vieux) ou Mkhulu (grand-père). Il affirme que « sous le vernis de nos pelouses soignées grouille un bouillon d’asticots et la lave dormante d’une douleur incandescente ».

Futhi Ntshingila , Alors toi aussi
La ségrégation raciale à la gare de Doornfontein à Johannesbourg (1967) © CC0/WikiCommons

L’histoire se termine le jour des 81 ans de l’officier, jadis exécuteur des basses œuvres du régime ségrégationniste. Grâce aux bons offices de Zoe, le fils de Van Rooyen accompagné de son petit-fils, métis, se retrouvent au chevet du vieil homme.

Les récits croisés donnent du relief aux années de plomb, non seulement en Afrique du Sud, mais aussi dans les camps des guérilleros en Afrique australe. Cas intéressant et nouveau, une autrice noire décrit la misère dans les camps de concentration installés par l’armée impériale britannique pour réduire la population boer et ses serviteurs africains, autant que la détresse des femmes dans l’univers masculin d’une armée de libération. « Il est dévastateur de se rendre compte qu’on n’était pas en sécurité avec ceux de notre camp », gémit une militante harcelée. Si l’Afrique du Sud nouvelle affiche un paritarisme de bon aloi au gouvernement, plusieurs figures féminines du Struggle ont rappelé le machisme ambiant des années 1960-1990. Quand on lit les statistiques sur les violences sexuelles aujourd’hui, on mesure le travail qui reste encore à accomplir.

Aux espoirs suscités par l’avènement tant attendu de la démocratie en 1994 succède la déconvenue des années Zuma, immédiatement suivie par la crise du covid qui a durement atteint la pays. L’infirmière Zondi en brosse un tableau tout en subtilités. Elle représente la nouvelle génération noire, férue de nouvelles technologies, avide de séjours à l’étranger, pleine d’énergie face aux problèmes du quotidien. Malgré une enfance dramatique, elle s’épanouit dans ce pays encore meurtri, comme un symbole de la classe moyenne noire qui adhère à la « nation arc-en-ciel » chère à Desmond Tutu. L’archevêque présida avec conviction la commission Vérité et Réconciliation (1996-1998). À l’heure où de nombreux jeunes Noirs déshérités remettent en cause l’héritage de Nelson Mandela, Futhi Ntshingila affiche son espoir d’une cohabitation rassérénée. Le regard empathique de l’écrivaine envers ces six générations jetées dans le chaudron sud-africain concerne tous les personnages, qu’ils soient noirs, blancs ou métis, jeunes ou vieux, catholiques ou protestants.

Dans son premier roman, Enrage contre la mort de la lumière (éditions Belleville, 2021), Futhi Ntshingila racontait la terrible descente aux enfers de deux femmes. Une mère victime du SIDA, sa fille enceinte suite au viol d’un pasteur. Elle abordait ensuite la lente reconstruction de son héroïne, insistant sur la réelle solidarité qui subsiste au sein des communautés africaines. C’est une constante en littérature sud-africaine de souligner le rôle des grands-mères et des nounous noires dans l’éducation des enfants. Ce roman n’y coupe pas, tout comme il fustige, à l’image de Hans Van Rooyen, la tyrannie ou l’absence des pères et des grands-pères.

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Une fois n’est pas coutume, le récit ne se déroule ni au Cap, ni à Johannesburg, ni dans une ferme perdue du Karoo, mais dans la ville de Durban. Les Afrikaners en général, mais ils ne sont pas les seuls, donnent des prénoms identiques d’une génération sur l’autre. Ces similitudes perturbent le lecteur chaque fois qu’il reprend l’ouvrage : Joseph ou Joseph junior ? Annemie, Anneke ou Jo Anne ? Contrairement à l’original, la version en français ne contient pas le tableau généalogique qui permettrait de mieux identifier les personnages. Les références historiques en annexe sont judicieuses.

La traductrice, Estelle Flory, a pris le parti de laisser dans leur langue maternelle les nombreuses expressions zouloues ou afrikaans. Mesure louable, mais qui crée parfois des phrases surprenantes : « fokken pute kaffir » (sale pute nègre), « une sensation naar dans l’estomac » (un haut-le-cœur) ou « une moerse crise de nerfs » (une putain de crise de nerfs). Rien n’empêcherait de déroger de temps à autre à une règle bien stricte. Serait-ce un particularisme de Durban ? Aucun dictionnaire, fût-il d’argot, ne mentionne le mot aartappels (pommes de terre) pour désigner les testicules.

Écrit et traduit avec fluidité, le roman constitue une bonne introduction à l’Afrique du Sud d’aujourd’hui. L’écrivaine, qui fut journaliste au Sunday Times, travaille aujourd’hui au service des distinctions à la présidence de la République ; un lieu propice pour insuffler sa bienveillance. Ce conte sympathique pour temps difficiles a obtenu le Prix de la meilleure fiction internationale au festival de Sharjah en 2022. À l’issue des remerciements, il se conclut par l’essence même de la philosophie ubuntu. Attention à bien l’orthographier. Umuntu ngumuntu ngabantu : un être humain n’existe qu’en fonction des autres humains. 


Georges Lory est traducteur littéraire, ancien conseiller culturel en Afrique du Sud. Il est notamment le traducteur en français de J.M. Coetzee.