Suiveuse

Je suis fan, premier roman de la britannique Sheena Patel, intègre le réel : Instagram ; YouTube ; fétichisme consumériste ; érotisme sadique. Enfin une littérature mettant en scène l’inconscient – des rêves troubles, une jalousie féroce – ainsi que l’ellipse et l’auto-référentialité typiques de la communication contemporaine. Côté style, la prose percutante de l’autrice rivalise avec celle de DeLillo. Patel est douée, on la suivra.

Sheena Patel | Je suis fan. Trad. de l’anglais par Marie Darrieussecq. Gallimard, coll. « Du monde entier », 272 p., 22,50 €

« Je », pronom qu’on évite dans ce journal, s’impose ici, tellement ce texte tourne autour d’un « je » fracturé, toxique, intoxiqué. La narratrice affirme ce « je » haut et fort afin de mieux dissimuler son effacement. Il est présent dans le titre du chapitre initial – « est-ce que je » –, présenté en minuscules, écrasé d’emblée. Et encore dans l’incipit : « Je traque sur Internet une femme qui couche avec le même homme que moi. Parfois, quand je me jette trop vite sur ses stories, je la bloque un moment pour qu’elle ne sache pas que je rafraîchis mécaniquement sa page quinze fois par minute, avec Netflix en arrière-plan sur mon ordinateur portable et mon estomac qui se retourne de délice quand sa photo de profil est à nouveau cerclée de rouge. »

Que veut-elle, cette traqueuse ? A-t-elle un métier ? une famille ? une passion ? Elle surfe sur les réseaux, ou plutôt elle y reste bloquée, les yeux fixés en permanence sur son écran, soucieux de scruter le moindre événement nouveau, si l’on considère qu’un poste ou un like vaut événement. Pourquoi perdre son temps avec la lecture de ce roman sur l’addiction technologique ? Quel intérêt de se vautrer dans une mécanique détresse obsessionnelle » ? La littérature n’est-elle pas plus glorieuse lorsqu’elle remplit une mission pédagogique, divertissante ou « engagée » ? A-t-on vraiment besoin de réfléchir à la fonctionnalité d’un iPhone ?

Il faut dire que Patel est une poète du voyeurisme. Si au XIXe siècle la poésie anglo-saxonne prenait souvent pour objet la nature – on pense à Whitman, à Wordsworth, à Shelley –, c’est parce que les auteurs y vivaient : l’écrivain ne faisait qu’observer son quotidien. Aujourd’hui, coupé de la nature – malgré la végétalisation les villes –, l’homme moderne, s’il aperçoit l’image d’une pomme verte, pensera d’abord à Steve Jobs ou aux Beatles avant de songer au fruit, élément dont il se nourrit peu. Will Self, lors de notre entretien, a bien résumé la désuétude du roman contemporain, résolument conservateur, fidèle à l’esthétique de Balzac ou de Dickens.

Quant à Patel, elle met le langage à jour, pour souligner sa perversion insidieuse, à commencer par le mot « rafraîchir », verbe de plus en plus éloigné d’une idée de température : « Je rafraîchis, rafraîchis, rafraîchis, rafraîchis. La femme qui m’obsède poste en général vers cette heure-ci. Je suis d’un œil Gilmore Girls sur mon ordinateur. Je rafraîchis encore et soudain, à la neuvième fois, les carrés se déplacent vers la droite, deviennent blancs, clignotent en couleurs à nouveau et voici un nouveau poste – une sélection de produits qu’elle vend, d’une boutique en ligne dont elle est propriétaire et qui s’appelle Terroir. »

Sheena Patel Je suis fan
Regard en coin © CC-BY-2.0/Abulic Monkey/Flickr

La narratrice se rafraîchit-elle ? Elle s’enfonce dans un tourbillon fébrile, telle la narratrice dans les chansons de Blondie ou de Madonna : le désespoir de la femme méprisée, répudiée. Patel rend ce propos à la fois plus trivial et plus choquant, conforme à la brutalité des réseaux sociaux et d’Internet. Les personnages portent-ils des noms ? Pas la peine, ils sont juste des objets les uns pour les autres, unis par des rapports de force, des pions complices sur un échiquier érotico-matérialiste qui finissent par être damés, voire damnés.

« La femme qui m’obsède », c’est-à-dire la rivale, domine ses pensées. Homosexualité féminine ? Pas vraiment, cela relève plutôt du ressentiment socio-économique, mis sur le compte d’une revendication identitaire : l’ennemie est la fille d’un célèbre Américain, sa page Instagram est suivie par un flux de « gens blancs » obséquieux, impressionnés par ses consignes portant sur divers objets de décoration : des bougies en cire d’abeille ; de la poterie en édition limitée ; un vase à 300 dollars dans lequel elle met des fleurs de fenouil organique, etc. « La femme qui m’obsède », avec son réseau d’enfer, connaît intimement toutes les personnalités, elle a des dizaines de milliers de followers. Cela n’empêche que la narratrice, pauvre et peu mondaine, détient des informations confidentielles concernant son idole – obtenues sur l’oreiller : l’adresse de sa maison ; la manière dont elle s’est fait plaquer par son ex ; l’identité de son ex-mari ainsi que de ses amis, dont elle suit les stories. Elle a adopté certains tics de « la femme qui m’obsède » – ses expressions physiques et ses intonations vocales –, glanés sur YouTube. Si elle pouvait la rencontrer en chair et en os, que ferait-elle ? Se mettrait-elle à la place du mec partagé en lui tripotant le corps, en lui goutant l’intérieur de la bouche, en apprenant ses mouvements lorsqu’elle est excitée, afin de comprendre pourquoi leur mec a « annulé la baise avec moi pour baiser avec toi » ?

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« L’homme avec qui je veux être » (l’amant anonyme) n’est guère plus fréquentable : c’est un grand pervers. Lorsqu’ils faisaient encore l’amour, il évoquait le discours qu’il préparait pour leur mariage, qu’il ne comptait nullement contracter vu qu’il avait déjà une femme et une maitresse attitrée. En annulant le coït, pourtant, il n’a pas mis fin à tout contact corporel : les ex-amants continuent à se battre dans le parc, il lui enfonce la tête dans l’herbe, il la chatouille, elle finit par être si excitée qu’elle bave, sa bouche fait des bulles et la salive brille sur le dos de sa main. L’ex-amant prétend que le sexe était trop intense, que c’est pour cela qu’il a arrêté. Qu’est-ce qu’il a de si séduisant, ce sadique ? Entre autres, « une belle queue, droite, épaisse et très longue ». À l’époque, il entrait si « profond » en la narratrice qu’elle pouvait « cartographier les bords » de son col utérin.

Frustration également lorsqu’elle va à un pop-up chez l’ami de « la femme qui m’obsède » à Notting Hill. Elle qui a du mal à payer avec son copain un loyer de1 200 livres sterling n’a pas les sous pour s’offrir une combinaison fabriquée à Milan (1 000 livres), une bague en or sertie de perles (8 000), des outils de jardinage (entre 400 et 800) ou des paniers tissés à la main (750). Pourquoi est-elle allée à Notting Hill ? Elle quitte la maison avec un sentiment d’humiliation, elle affirme que la seule façon de vivre une vie, c’est de « considérer quiconque s’approche comme l’ennemi ».

La narratrice serait-elle maso ? Elle a son propre souffre-douleur, son copain et colocataire dévoué, trop tendre et trop affectueux : « Je veux qu’on me baise et mon copain veut faire l’amour. Je lui demande de me traiter de salope au lit […] je veux être fessée et mordue et traitée en objet […] Mais on ne fait rien de tout ça. Une fois tous les deux mois, c’est calme sans pénétration, pour la forme et gentiment, deux hippocampes se bécotant dans le ressac ».

Si l’on ne partage pas la pitié de soi de la narratrice, on admire la plume de la romancière, son don pour dépeindre le vide au cœur de la civilisation virtuelle où, paradoxalement, la dématérialisation s’accompagne d’un surinvestissement des objets et du corps.