Lichtenberg, corne d’abondance

C’est la première fois que parait, en une seule édition, l’intégralité des écrits de Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799). Ses milliers de textes sont ici, il n’en manque pas un, ils remplissent près de quatre mille pages et pèsent près de 3,5 kg, signe de leur prépondérance. Et on peut en être sûr : s’il se trouve dans ces pages des fragments polémiques ou anecdotiques ayant trait à des personnages obscurs, ils n’intéresseront pas seulement l’érudit, mais n’importe quel curieux assoiffé de lecture capable de tenir 1,75 kg dans chaque main.

Georg Christoph Lichtenberg | Brouillons. Trad. de l’allemand par Étienne Barilier. Noir sur Blanc, 3 776 p., 69 €

Durant plus de deux siècles, notre connaissance de Lichtenberg a été métonymique : de lui, le lecteur connaissait son nom exotique et une seule formule, ou même un seul objet, pas un de plus, un « couteau sans lame auquel il manque le manche », ustensile intrigant, divertissant, mais ténu au point de s’effacer sitôt évoqué. À partir de cette bribe, on pouvait deviner un auteur de traits d’esprit, un collectionneur de curiosités, un faux nihiliste sauvé par l’humour, et quelque chose comme un magicien capable de faire disparaître une chose au moment même de la nommer. (Un siècle plus tard, Franz Kafka fera apparaître puis disparaître un cheval sous nos yeux, dépouillé tour à tour de ses éperons, de ses rênes, de son encolure puis de sa tête – le tout en moins de cinq lignes.)

En 1947, le Club français du livre proposait un choix de ce qu’on appelait encore des aphorismes, traduits et présentés par Marthe Robert, écartant une bonne partie des écrits « dont le caractère étroitement polémique et anecdotique, ayant trait à des personnages ou à des événements trop peu connus » ne semblait alors valoir « que pour les seuls érudits » – comme si l’existence d’un seul « érudit » en plein désert ne justifiait pas une édition complète. Plus maigre encore, mais mieux diffusée, l’édition de Jean-Jacques Pauvert de 1966 dans la fameuse collection « Libertés » a rendu célèbre un Lichtenberg toujours aussi métonymique : 250 pages en gros caractères et à grand interligne, présentées par Marthe Robert toujours et préfacées par André Breton (il cite l’inévitable « couteau sans lame », convoque Goethe, Kant et Schopenhauer comme garants de son talent ; il relativise son appartenance aux Lumières, rappelle en passant son œuvre de scientifique mais fait de lui « le prophète même du hasard », le pionnier de l’exploration des rêves, un docte superstitieux et « un des grands maîtres de l’humour »).

En 1997, les éditions Corti nous permettent heureusement d’en finir avec ce Lichtenberg laconique, rêveur et élégant (de style parisien) en publiant plus de deux mille textes de longueurs variables : ils ne sont plus des aphorismes mais des pensées, parfois développées, rangées par cahiers conformément à l’ordre voulu par leur auteur, accompagnées de leur cote et réunies en un volume par leur traducteur, Charles Le Blanc, sous le titre Le miroir de l’âme – un titre arbitraire et donc contestable, mais incontestablement beau.

Georg Christoph Lichtenberg, Brouillons, éditions Noir sur Blanc
Fractal de Lichtenberg © CC-BY-SA-4.0/ Jan1959/WikiCommons

En 2025, voici enfin venu le temps de l’exhaustivité. Aux milliers d’écrits de Lichtenberg, parfois d’une seule ligne, parfois de quelques pages, les éditions Noir sur Blanc et leur traducteur (Étienne Barilier) ajoutent, sur l’élan de l’appétit de savoir, un nombre x de notes de bas de page (sans doute plusieurs dizaines de milliers), et trois index, dont un index des notions, des idées et des objets, le favori des amateurs de promenades (abnégation, absurde, accident, acide, acier, acrobate – et plus loin lard, larmes, Laterna Magica, latin et lave). (Ceci dit en passant, on cherchera en vain le couteau sans lame ni manche dans ces milliers de fragments : il ne s’y trouve pas, il est ailleurs, il fait partie d’un Inventaire d’une collection d’objets publié à nouveau cette année par les éditions Corti, toujours fidèles aux écrits petits et grands de Georg Christoph.)

La traduction d’Étienne Barilier s’appuie sur l’édition Hanser des Sudelbücher, édition complète de la fin du siècle dernier supervisée par Wolfgang Promies : les écrits de Lichtenberg y sont présentés, comme dans l’édition Corti, en suivant l’ordre des cahiers, de A jusqu’à L, en plus des journaux, des « matériaux » pour les Lettres d’Angleterre, des notes de voyage et le cahier KA (Keras Amaltheias : corne d’Amalthée ou d’abondance) destiné à ses notes de lectures. Cette fois, Lichtenberg n’a plus de secret pour le lecteur, même distrait ; s’il en a, ce ne sera pas faute de dévoiler l’intégralité de ses écrits, ce sera à cause de sa profondeur, de sa variété, de sa liberté déstabilisante, de certaines formules énigmatiques ou complexes, de ses nombreuses intuitions scientifiques et de ses sauts de puce.

Georg Christoph Lichtenberg nait en 1742 ; il s’inscrit à l’université de Göttingen en 1763, grâce à une bourse (sa famille est modeste), pour y étudier l’astronomie, les mathématiques et les sciences naturelles. Il est nommé en 1770 professeur de philosophie à Göttingen – ce qui ne l’empêche pas, au contraire, de continuer de se consacrer à la science, sur le papier ou en observateur, et en passant par l’expérimentation : il s’intéresse aux aérostats, à l’électricité statique et donc à la foudre, reçoit la visite de Volta, met au point un électrophore, met en évidence ce qu’on appelle désormais les figures de Lichtenberg, raille la physiognomonie de Lavater, publie le résultat de ses observations astronomiques, séjourne en Angleterre où il parle un anglais parfait et fréquente le roi George III quand il a encore toute sa tête, contribue à l’Almanach de Göttingen, tient le compte de ses pathologies, court le jupon et remplit chaque jour pendant des années les nombreux cahiers de ses Sudelbücher. Il a l’élégance de mourir en 1799 (de la seule maladie qu’il ne s’était pas inventée, selon une plaisanterie traditionnelle), laissant Goethe régner seul sur le XIXsiècle, le premier, le romantique, avec ses Stürme et ses Dränge.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Étienne Barilier rappelle dans sa préface que les fragments de Lichtenberg ne sont pas des « pensées ciselées » à la manière de La Rochefoucauld, à emporter de salon en salon, mais les traces d’une pensée en cours, ce qui est beaucoup mieux ; la brièveté n’est pas celle du trait d’esprit, elle est celle de l’essai, de l’esquisse, de la note ou du mémento. On peut ajouter qu’il ne s’agit pas non plus d’un vaste projet interrompu et donné à lire, par accident, sous forme de pièces détachées (Pascal) ni d’une œuvre perdue reconstituée par des philologues en piochant dans les livres des autres (Héraclite). On tient à voir aujourd’hui dans les manuscrits de Lichtenberg le succès d’une philosophie du fragment, si séduisante, lointainement associée à Nietzsche ; il s’agirait plutôt, comme le défend le traducteur, d’une écriture en mouvement : des notes de laborantin tenues en cours d’expérience, pour relever les températures d’un four et l’état d’un gaz, ou les notes d’un astrologue minute par minute observant le transit de Vénus devant le Soleil (comme Mason et Dixon en 1761) – les consulter invite à parcourir à nouveau le chemin du chercheur. Et quand écrire ne consiste pas à rendre compte de la pensée, cela devient le meilleur moyen de la faire naître : « Je dois nécessairement écrire, pour apprendre à apprécier les évidentes richesses de mon propre chaos. »

Bien sûr, Lichtenberg reste le « maître de l’ironie », pour reprendre la formule du traducteur, surtout si l’ironie est « la distance par excellence », à commencer par « la distance à soi, la conscience de soi du langage ». L’incipit de cet immense ouvrage, le tout premier fragment, noté A 1, énonce d’emblée, pour donner le ton, cet idéal de la distance : « Le grand artifice qui consiste à tenir de légers écarts par rapport à la vérité pour la vérité même, procédé sur lequel est bâti tout le calcul différentiel, est en même temps le fondement de nos traits d’humour, où souvent tout s’écroulerait si nous considérions les écarts en toute rigueur philosophique. » Selon certains commentateurs, tout le Coran tient dans sa première sourate, la première sourate dans le premier verset, le premier verset dans le premier mot et le premier mot dans sa première lettre. En s’inspirant de ce modèle, on aimerait voir l’ensemble des Sudelbücher tenir dans ce fragment A1 : en un seul geste apparemment simple, en vérité sophistiqué, Lichtenberg y fait l’éloge de l’écart tout en opérant un rapprochement entre deux éléments étrangers l’un à l’autre. Appliquer certaines méthodes de la science à différents domaines de la pensée, y compris le lyrisme ou la blague, est le propre de Lichtenberg ; le titre de l’un de ses premiers textes publiés est L’usage qu’un bel esprit peut faire de la mathématique.

« Dans mainte œuvre d’un homme célèbre, je préférerais lire ce qu’il a biffé plutôt que ce qu’il a maintenu. » (F 998) Lichtenberg revient fréquemment sur cette idée ; on l’imagine inspecter avec gourmandise la palette des peintres, collectionner les repentirs et promouvoir avec beaucoup d’avance l’étude génétique des textes. Ce n’est sans doute pas par hasard (se dit le lichtenbergien amateur) si Jean Paul Richter, une génération plus tard, publie une Communication exhaustive des passages mauvais, faux, délirants et superflus que j’ai supprimés de mon Organon satirique, à paraître, pour le bon goût et pour le public ; et ce n’est pas pour rien si Georg Christoph Lichtenberg a tout fait pour léguer aux lecteurs ses inépuisables Brouillons.