En 1980, le traducteur et critique Jean-Pierre Morel rendait compte dans La Quinzaine littéraire d’Un tombeau pour Boris Davidovitch, de l’écrivain yougoslave Danilo Kiš (1935-1989). Quarante-cinq ans plus tard, le même lit pour En attendant Nadeau la traduction révisée de Pascale Delpech, qui confirme et élargit le sentiment du lecteur devant une grande œuvre du XXe siècle témoignant du stalinisme.
En 1979, l’écrivain yougoslave Danilo Kiš, qui venait juste de choisir de vivre à Paris, rencontrait un vif succès avec Un tombeau pour Boris Davidovitch, paru à Belgrade trois ans auparavant [1]. Un cénotaphe narratif à la mémoire d’une poignée de Russes et d’Européens, d’âges divers, disparus au Goulag dans les années 1930. Arrivés là par des voies diverses : révolution, engagement à gauche, délit de droit commun, purges staliniennes, mais tous passés au même broyeur : arrestation arbitraire, enquête fondée sur la torture, envoi dans un camp. Et pour finir, victimes du travail forcé ou des truands, « morts sans sépulture » ou avec des épitaphes falsifiées.
On savait alors peu de choses sur Danilo Kiš, connu aujourd’hui dans le monde entier. Un seul de ses cinq livres précédents était traduit, d’une forme toute différente. L’ouvrage dans lequel il avait trouvé ses personnages, 7000 jours en Sibérie (1971), grand récit autobiographique de son compatriote Karlo Štajner, survivant du Goulag, ne devait être traduit qu’après Un tombeau. Et l’on ignorait presque tout de la campagne de dénigrement qui avait terni à Belgrade le succès du livre : un procès littéraire et judiciaire de trois années, qui camouflait en accusation de plagiat une cabale politique de staliniens et de nationalistes, les premiers entamant alors leur mue historique pour rejoindre les seconds. Parue en 1978, la riposte virulente de Kiš à ses détracteurs n’a été connue qu’après sa mort (La leçon d’anatomie, Fayard, 1993).
Dès lors, le livre ne pouvait être apprécié en France qu’en regard des deux grandes sommes sur les camps soviétiques, Récits de la Kolyma de Chalamov, dont Maurice Nadeau avait publié un premier groupement dès 1969, et L’archipel du Goulag de Soljenitsyne (1974-1976). La surprise est qu’avec des personnages qu’on croyait inventés et un auteur trop jeune pour avoir connu les prisons, la torture et les camps, même si son enfance avait été marquée par d’autres atrocités, commises en Voïvodine et en Hongrie par les nazis ou leurs alliés locaux, le texte assez bref de Kiš (cent cinquante pages), par sa précision, sa justesse et sa paradoxale « force testimoniale », se plaçait à la hauteur de ses deux grands prédécesseurs. Ceux-ci avaient conçu leur œuvre pour affronter et désarmer l’incrédulité, le déni ou la contestation que leurs révélations devaient susciter (ces réactions n’ont pas manqué en France). Stupéfiante paraissait, en comparaison – et paraît encore, à distance –, la résolution implacable chez Kiš de ne pas s’embarrasser de détours : oui, décidément, le régime stalinien avait été pervers et criminel.

Le texte français de 1979 était dû à Pascale Delpech, la deuxième femme de l’écrivain et depuis lors la traductrice de tous ses livres. Elle nous en offre aujourd’hui une version révisée, essentielle pour ceux qui vont découvrir ce texte. Ceux qui l’ont déjà lu pourront mesurer l’ampleur du travail accompli : il n’est guère de phrase dans laquelle au moins un mot n’ait été remplacé ou l’ordre sciemment modifié. Le sens n’est pratiquement jamais changé, ce qui souligne la sûreté dont faisait preuve la première version, mais l’expression gagne partout, de façon presque impondérable, en vigueur et en fluidité. Apparaît aussi en pleine lumière, outre la splendeur de nombreux passages, toute la complexité d’un texte qui cherche à tirer pleinement parti de la façon dont l’histoire et la fiction s’entrecroisent en profondeur. À l’intrigue purement inventée, au narrateur omniscient et à l’analyse psychologique des personnages, l’auteur préfère la sobriété et la précision d’un récit historique appuyé sur des sources tangibles. Toutefois, il se refuse à n’écrire qu’une prose documentaire – dont sa belle préface à l’édition française de 7000 jours en Sibérie (1982) serait l’exemple – et revendique le droit d’user aussi de l’invention fictionnelle, seule capable de retrouver les possibles du passé dans les biographies très laconiques qu’il a retenues du livre de Štajner. Mais la mise en œuvre de cette double aspiration est compliquée. Elle passe par différents « changements de registre », qui modifient, voire altèrent, insensiblement ou brusquement, les choix narratifs de départ.
Ainsi, l’armature d’ensemble, très savante, qui relie les « sept chapitres d’une même histoire », grâce à des recoupements ou des parallèles parfois à peine perceptibles, n’empêche pas l’avant-dernier récit de faire un saut en arrière inattendu dans la France du XIVe siècle et la persécution des Juifs par l’Église – cette fois, les tortures sont celles de l’Inquisition. (Les aveux extorqués sous Staline étaient-ils une manière d’imposer une nouvelle foi ou un chapitre de plus dans l’histoire de l’antisémitisme moderne ?) Quant au narrateur, qui se présente d’abord comme un historien, multipliant les conjectures pour surmonter le caractère incomplet et disparate de ses sources, il cède souvent la place aux interventions d’un écrivain, son double, soucieux, lui, de s’extirper de « l’horrible cauchemar des documents » et de donner libre cours à son invention personnelle et au « plaisir de raconter ». Lesquels passent aussi par nombre de documents, eux-mêmes tiraillés entre des modes d’insertion divergents : tantôt bien visibles mais inventés, tantôt authentiques mais dissimulés, tantôt authentiques et ostensibles ; mais, dans ce dernier cas, le contenu peut se trouver modifié et le nom de l’auteur escamoté. (Ces « oublis » ont servi de prétexte littéraire à la cabale belgradoise de 1976-1979, qui a voulu y voir des plagiats et faire comme s’il y en avait partout.) En tout cas, ce sont tous ces procédés qui permettent à l’auteur d’atteindre sa visée, superbement formulée par Antonio Muñoz Molina : « Lorsque le romancier imagine ce qu’il n’a pas vécu, il invente les choses telles qu’elles ont été [2]. »
Au moment où sort cette nouvelle traduction, nous connaissons beaucoup mieux l’auteur, dont toute l’œuvre est maintenant traduite, et nous voyons comment Un tombeau se rattache à celle-ci. En même temps, une grande part du monde auquel il se référait, celui de la découverte littéraire du Goulag dans les années 1960-1970, a disparu. Le Mur est tombé, l’URSS s’est effondrée, la guerre a ravagé la Yougoslavie, l’Europe centrale a connu plus d’un bouleversement. Mais, relisant à présent le texte dans l’ombre noire de la guerre en Ukraine, nous entrevoyons aussi des continuités ou des recommencements. Il se peut que, dans l’esprit d’un lecteur nouveau, surtout s’il est jeune, les cachots de Souzdal où Boris Davidovitch est jeté évoquent ceux de Taganrog et d’autres centres russes de détention et de torture contre les Ukrainiens, plutôt que les geôles staliniennes. Ou qu’en lisant la visite d’Édouard Herriot à Sainte-Sophie de Kiev en 1934 – alors transformée en brasserie – et en voyant l’homme politique français se laisser prendre au piège d’un office religieux monté de toutes pièces pour lui faire croire à la liberté des cultes en URSS, le même lecteur se demande : si la Russie l’emportait, quel successeur et émule actuel d’Herriot viendrait se réjouir de voir ses « valeurs chrétiennes » restaurées dans ce sanctuaire ? Ainsi, les textes du passé éclairent les temps qui ont suivi.

Sur ce fond nouveau et menaçant, ils éclairent aussi le destin de la littérature en de sombres temps. (À ce sujet, l’auteur disait avoir mené dans ce livre une polémique fraternelle contre Borges et contre Koestler). Plusieurs de ses personnages, dont des révolutionnaires professionnels, ont fréquenté des intellectuels ou des poètes et ont été indirectement liés à l’effervescence artistique et littéraire des années 1920 à Saint-Pétersbourg, Berlin, Vienne ou Dublin. Boris Davidovitch Novski, qui donne son nom au livre, et qu’on appelle à l’époque « un Hamlet bolchevik », a notamment protégé Darmolatov, le poète russe de la septième nouvelle, lui-même ami personnel d’Akhmatova et de Mandelstam. Le monde des débats d’idées et de la création des œuvres apparaît ainsi fréquemment en filigrane dans celui des prévenus et des détenus. Et le lien se resserre encore, de façon plus secrète, quand des détails de l’histoire du révolutionnaire et du poète se révèlent empruntés à des écrivains chers à l’auteur, Conrad, Biély, Joyce, Thomas Mann ou Pilniak. (C’est au lecteur de repérer les allusions et d’identifier les œuvres.)
Toutefois, l’histoire de Darmolatov est celle d’une déchéance : seul de tous les personnages à ne pas aller au Goulag, la terreur de la prison et du camp n’en a pas moins gâché sa vie à partir de 1921, le poussant à trahir ses amis persécutés et à devenir un « poète-imposteur ». Novski, au contraire, résiste héroïquement à la torture pour conserver intacte, et « parfaite comme une sculpture », sa biographie de révolutionnaire lettré et célèbre. Un stratagème terrifiant de son bourreau le fait pourtant céder : il avoue avoir trahi la révolution et comploté contre elle. Dès lors, il « collabore » à tous les scénarios forgés contre lui par le pouvoir et qui relèvent de « la fiction la plus ordinaire », celle qui ne s’avoue pas comme telle. (Faut-il, comme le fait l’auteur, parler de sa « liquidation spirituelle » ? on est en droit d’en douter, au vu de la contrainte qu’il a subie.)
Toutefois, son histoire laisse entendre que là où la pensée, l’action et l’accès au monde sont dictés par des choix extrêmes, où les éditoriaux sont (même par métaphore) conçus comme des explosifs, où les bombes deviennent (même par métaphore) des moyens d’expression et parfois des objets esthétiques, « ce sont toujours les violents qui l’emportent ». Prise entre la brutalité du pouvoir et la collusion involontaire avec lui, la littérature se voit dépossédée de toute influence. C’est à lui rendre une dimension « po/ét(h)ique » (le terme est de lui) que Kiš a travaillé dans Un tombeau. L’essentiel est dans l’effort tenté pour penser, parler et écrire sur « un monde fait pour annuler, pensée, parole, écriture » (Claude Lefort, Un homme en trop, Seuil, 1976) – et dans l’exploit qui en résulte.
[1] Voir Jean-Pierre Morel, « Des récits de l’ère stalinienne », La Quinzaine littéraire, n° 317, 16/01/1980.
[2] Antonio Muñoz Molina, « Le fabulateur et le témoin », L’Atelier du roman, n° 106 : Danilo Kiš, sept. 2021, p. 148.