De Lisbonne à Memphis

Ville singulière, un peu anachronique, rêveuse, Lisbonne est au cœur du nouveau roman de Muñoz Molina, Comme l’ombre qui s’en va. Dans la capitale portugaise se sont croisées deux ombres : celle de James Earl Ray et celle de l’écrivain qui raconte la brève existence du premier nommé. C’était entre le 8 et le 17 mai 1968, Ray avait assassiné Martin Luther King, le 4 avril précédent, à Memphis.


Antonio Muñoz Molina, Comme l’ombre qui s’en va. Trad. de l’espagnol par Philippe Bataillon. Le Seuil, 448 p., 22,50 €.


Si le terme de roman s’applique à Comme l’ombre qui s’en va, c’est parce que le narrateur reconstitue les jours et les nuits passés par un homme en fuite, dans ce port qui ouvrait encore sur les colonies d’Afrique, sur la Rhodésie ou l’Afrique du Sud, Etats susceptibles d’accueillir le fugitif sans trop lui demander qui il était. Roman précis, méticuleux, fortement documenté, comme la plupart des romans de Muñoz Molina.

L’écrivain espagnol est passionné par le siècle passé, et qui n’a pas lu Séfarade ou Dans la grande nuit des temps ne manquera pas de lire ces deux livres qui témoignent parmi d’autres, de son goût pour l’Histoire, les errances voulues ou forcées des hommes, sur le continent ou d’un continent l’autre. Ici, c’est donc « Ramon George Sneyd », l’un des pseudonymes de Ray qui n’aime rien tant qu’inventer des noms, s’inventer une situation, une profession et l’allure qui va avec. Celle qu’il préfère est en relation avec la marine marchande ou le yachting, c’est selon. Il se voit bien avec une casquette d’homme d’équipage ou de yachtman faisant assaut de galanterie auprès de passagères en bikini feuilletant des magazines de mode sur le pont. Ray est un personnage. On verra dans les pages du roman, que la réalité, le quotidien d’un fuyard est tout autre, mais ce seul détail suffit à passionner l’écrivain.

Comme l’ombre qui s’en va est aussi un récit autobiographique. Un texte intime et douloureux, relatant un moment peu glorieux de son existence, dans lequel souvent, il a éprouvé une « sordide sensation de calamité et ignominie ». La dimension autobiographique était déjà présente dans Une ardeur guerrière, récit du service militaire à San Sébastien, peu après la fin de la dictature franquiste, ou dans Le vent de la lune, qui se déroulait en Andalousie au moment où l’homme posait le premier pied sur la lune. Muñoz Molina prend pour repère son premier séjour à Lisbonne, en 1987. Il vit alors dans « une juxtaposition désordonnée de vies fragmentaires ». Le matin, il travaille comme fonctionnaire dans un bureau de la mairie de Grenade. Il est marié, père d’un enfant et d’un deuxième à naître. Il passe ses dimanches avec la famille, ce qui, dans un pays méditerranéen n’est pas rien.

À partir de quinze heures, il tente d’écrire ce deuxième roman qui se déroule à Lisbonne, qui emprunte son décor à San Sébastien ou Grenade, puisque tout voyage reste longtemps impossible. Il n’avance pas, se sent enlisé, à tous égards. Le tabac et l’alcool, des soirées de vittellone andalou font de lui un éternel adolescent, mécontent, insatisfait, incapable d’être nulle part et personne. Au fond, il a tout du « narrateur sans nom, celui qui regarde et n’agit pas, qui ne vit que par procuration, observant avec envie les passions des autres dont, pour quelque raison inconnue, il est exclu. » Il boit beaucoup, se projetant dans des modèles mythiques d’écrivains ou de jazzmen, comme Faulkner, Lowry, Charlie Parker ou Billie Holliday. Une crise violente, physique d’abord, le débarrassera de ce poids : « Disciple plutôt maladif de Borgès, j’avais aimé à l’excès, comme il le dit, les crépuscules, les faubourgs et le malheur. »

Le court voyage de 1987 à Lisbonne sert à la fois de révélateur, et de dénouement dans la crise profonde. Muñoz Molina y passe, seul, quatre jours à arpenter les quartiers, prendre des photos, des notes, à faire tous les repérages qui donneront à L’hiver à Lisbonne la cohérence qui lui manquait. Rentré à Grenade, il peut enfin terminer le livre. De façon imprévisible, le roman connaît un énorme succès et permet à son auteur de se consacrer entièrement à l’écriture. Même s’il éprouve chaque jour la « sensation accablante d’incapacité et de découragement » – laquelle n’apparaît jamais pour le lecteur souvent ébloui par l’élégance et l’intelligence des textes du romancier, Muñoz Molina sait que désormais ce sera sa vie. Une belle rencontre amoureuse, d’abord suggéré par un « tu » à certaines pages du roman scellera son existence.

Et tout aura donc commencé à Lisbonne où l’auteur revient en 2013 sur les traces de Ray. Ray qui lit sans cesse des romans d’espionnage, des aventures de James Bond, des ouvrages pseudo-scientifiques sur l’auto-hypnose. Ray qui ne peut passer une journée sans lire les journaux américains, pour savoir où en est la traque lancée par le FBI. L’assassin de Luther King est un obsessionnel, soucieux de ne pas laisser la moindre trace, craignant l’erreur la plus minime qui pourrait le rendre vulnérable. Ce n’est pas sans rapport avec le travail de l’écrivain, alors qu’il touche au terme de son récit, raconte la minute du coup de feu : « Il me semble que je ne pourrai pas retrouver le sommeil avant de tout savoir, d’avoir récapitulé chaque détail et chaque fil de cette histoire. Il n’existe aucun espace blanc avant le coup de feu qui aurait pu être le point final. Et le coup de feu n’épuise ni même ne résume ce qui s’est passé à cet instant, à six heures du soir, six heures et une minutes ».

À lire les pages sur ce séjour lisboète et sur le voyage entre Toronto et l’Europe qui l’a précédé, on mesure à quel point le monde a changé. Ray possède deux faux passeports, avec des noms différents. Il voyage avec son arme en poche. Les douanes pourtant averties le repèrent à peine. Les milliers de limiers mis à ses trousses entendent des témoins parler de lui en Suisse, en Argentine, à Tucson comme à Oaxaca ou Cleveland, le même jour. Son existence au Portugal est faite d’attentes vaines, de nuits passées avec des prostituées du Cais do Sodré, quartier du port, de tentatives illusoires et dérisoires de hold-up. Puis il retourne à Londres, tente un autre casse, se fait identifier et ramener aux Etats-Unis, protégé comme l’homme le plus important de la planète.

Antonio Munoz Molina

Antonio Muñoz Molina © Jean-Luc Bertini

Muñoz Molina se rend à Memphis, sur les traces de Ray. Il raconte les années de prison, pendant lesquelles le détenu écrit l’histoire d’un certain Raoul. C’est un roman inspiré des « Quiller Killer » et autres histoires d’agents secrets dont il s’est toujours délecté, mais aussi, en partie, l’histoire de son crime. Il y est question d’un contrat, d’un complot. La silhouette de Martin Luther King, à peine esquissée au début du roman quand on suivait les faits du point de vue de Ray, prend de l’étoffe, une stature. Muñoz Molina décrit un homme fatigué, usé par les voyages, les rencontres incessantes, l’immensité de la mission à accomplir. Les pages sur l’Amérique raciste, sur les violences exercées envers des Noirs non violents, ne demandant que leurs droits sont très fortes.

Luther King est, à l’instar de Jérémie, Amos ou Moïse, ce prophète élu pour une mission trop lourde pour lui. Haï par les racistes, il n’est pas toujours compris dans sa communauté d’origine qui pour partie, en 68, est prête à prendre les armes pour obtenir ce qui lui est dû. Il est aussi cet homme seul, toujours surveillé mais pas protégé, dont l’amour secret est à la fois l’unique bonheur, et la souffrance. On sent dans les pages qu’il lui consacre combien Muñoz Molina se sent proche de lui, combien les existences se font écho, quand l’émotion et l’amour trouvent enfin leur place dans une vie.

La description du musée de Memphis, qui fait du passé « un parc à thème », et surtout celle de ses visiteurs appellent ici et là des réflexions sur la façon dont on croit transmettre en faisant « expérimenter ». On songe ici à un récit de Daniel Mendelsohn devant le Musée de l’Holocauste à Washington : un jeune homme entre dans un wagon, en sort, persuadé d’avoir vécu ce que subirent des millions d’hommes dans les trains conduisant vers les camps. L’écrivain espagnol écrit des choses semblables. On les lira avec profit.

On s’en voudrait de conclure sans rien dire de Lisbonne. On oubliera les guides de voyages, les bonnes adresses, les « plans internet » et autres lubies modernes pour voyager avec ce roman, tournant des pages qui sont autant de plans, au sens cinématographique du mot. Muñoz Molina est passionné de cinéma, cadre la cité comme le ferait un Michaël Curtiz en noir et blanc. Ou bien on entendra un air mélancolique de Chet Baker, l’un des jazzmen qui rythment son existence d’écrivain, depuis bien longtemps.

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