La littérature du hasard

Les nouveaux livres d’Anne-James Chaton et de Jean-François Beauchemin optent pour des manières de raconter qui détonnent vivement dans le paysage littéraire. Ils y introduisent, chacun à sa façon, une part de hasard et ordonnent, sans avoir l’air d’y toucher, une réflexion passionnante sur la fiction et le geste de l’écriture.

Jean-François Beauchemin | Trois ans sur un banc. Québec Amérique. 312 p., 20 €
Anne-James Chaton | Fables. P.O.L, 304 p., 20 €

Lorsque l’on écrit et qu’on lit, sans que l’on s’en rende toujours compte sur le moment, on s’interroge beaucoup – pourquoi écrire, pour qui, comment ? Quelles raisons nous motivent vraiment ? Quel sort rendu au récit ? Quelle place occupe-t-il dans l’existence des écrivains et des lecteurs ? Magma souvent indistinct mais qui doit toujours être replacé au centre pour entendre les moyens et les visées des textes littéraires. Avouons-le, bien souvent aujourd’hui, plus que la fiction elle-même, plus que ses moyens propres de langage ou d’organisation narrative, ce sont les thèmes et les sujets qui semblent primer et diriger le discours de la littérature. Mais il ne faudrait pas que ce trait de l’époque – qu’il ne faut évidemment pas mésestimer ou jeter aux orties mais au contraire considérer avec lucidité – gomme de nombreuses manières différentes d’aborder la fiction et le geste d’écrire, d’y nouer des relations complexes et subtiles avec les lecteurs. D’inventer tout simplement des façons d’écrire qui bousculent les habitudes, questionnent les pratiques, imaginent des manières de raconter, d’affronter le réel, de penser un certain art poétique quelque peu divergent. 

Voici ce qu’il faut admettre lorsqu’on lit les nouveaux livres de Jean-François Beauchemin et d’Anne-James Chaton : penser un ordre de récit radicalement différent, étonnamment généreux, promouvoir une jouissance éphémère et joyeuse de l’acte de raconter. C’est peut-être ainsi, en admettant une part d’émotivité ou d’aléa, qu’on peut y parvenir. Et des propositions narratives de cet acabit, il ne nous en tombe pas sous l’œil tous les jours ! Il faut dire qu’elles accueillent le lecteur dans leur processus même d’élaboration et laissent une place à ce qui n’est pas propre à celui qui produit le texte, qu’elles admettent dans leur nature même une altérité. On y perçoit une audace, de la provocation. Ces livres relèvent ainsi d’un amusement sérieux, d’une volonté de partager l’énergie même du texte, d’en exposer les ressorts, les moyens. Ce sont des textes que l’on découvre comme les minuscules rouages d’une montre dont on a retiré le fond de boîtier, complexe, fragile, presque miraculeux. 

Littérature et hasard Jean-François Beauchemin Trois ans sur un banc
Parc V © Hugo Pradelle

Nous ne parlons pas d’art poétique au hasard ! Car c’est de celui qu’imagine Boileau au XVIIe siècle que tout part. Ainsi, Anne-James Chaton remarque que chacun des tickets de caisse qu’on nous distribue à longueur de journée et que l’on froisse sans y penser « respecte cette règle en consignant une date, un lieu et une action, et donc les linéaments d’une comédie ou d’une tragédie ». Remarquant avec son humour inimitable : « Mes tickets de caisse prirent alors une autre envergure. Je commençais à les collectionner et à imaginer pour chacun un destin littéraire. » Amateur – on le sait bien depuis son magistral Elle regarde passer les gens – des choix contraignants et des cadres narratifs qui permettent un écart dans la manière de faire récit ou d’envisager les relations entre la matière à raconter et sa percussion dans la réalité du discours, il imagine une méthode stricte. Qu’il résume ainsi : « La méthode est simple. Sur chaque ticket, je prélève un lexique […] avec lequel je compose ensuite mon histoire ». Et de cette limite, il fait un moyen d’hyperfictionalisation du réel. Car la contrainte ne suscite par la production d’un texte commentatif ou qui en situe la réalité, la reprend ou la recoordonne (ce qui ne serait pas inintéressant, soit dit en passant), mais au contraire la transforme en un pur récit, totalement déconnecté de sa condition initiale de création et de production. 

Chaton écrit de la pure fiction, une fiction presque exagérée, serait-on tenté de dire. Avec une fantaisie qui semble inépuisable, il fait dériver de l’indice du document un récit qui détonne totalement, reprenant des éléments – prénom d’une serveuse, éléments d’une adresse, dénomination de produit ou de service, nom de lieu, horaires… – purement circonstanciels pour bricoler des récits brefs qui, quel que soit leur intérêt individuel, ouvrent à la possibilité de la fiction. Il s’agit d’une manière de situer le sujet écrivain dans une continuité de hasards – depuis l’ordre de la collection, le récolement, des éléments prélevés dans des documents… – et, par cette mise en scène d’interroger tout autant le lecteur qui se confronte à une pluralité de brèves fictions qui ne relèvent pas d’un dessein ou d’un ordre mais inventent une dimension projective du texte. C’est revigorant et énergique, comme une performance qui nous saisit. On ne peut qu’être frappé par la dynamique de ces petits textes hasardeux, qui opèrent par accumulation, comme d’infinies dérivations. L’écrivain propose un protocole qui permet de dépasser le réel, de l’aborder autrement, de faire ce que la littérature propose : le transformer sans cesse. On peut y entendre une sorte de déclaration en faveur, non pas de la fiction, mais de l’interjection de la fiction dans l’ordre du réel, l’acte d’en exposer la nature, d’en réfléchir les possibles toujours rejoués. 

Cette manière d’aborder le récit par ce qu’il rend possible admet une autre situation de l’auteur. Il y faut de l’invention et de la modestie. Une sorte de lucidité face à ce que peut ou doit faire la littérature aujourd’hui, à la façon dont elle s’inscrit dans le champ social au sens large, dont elle admet l’autre, réinvente sans cesse des rapports avec notre environnement et avec autrui. Question tout autant esthétique que morale. L’écrivain propose des formes qui existent pour ce qu’elles peuvent ou induisent autant que pour ce qu’elles sont en tant qu’objets. Dans Fables d’Anne-James Chaton, on lira des textes très divers – on en cite quelques-uns pas choisis au hasard : « Les fans », « Le départ », « Le voyage », « L’exil », « Les carottes sont cuites », « Le best-seller », « La faillite », « La torgnole », « L’assassinat », « Le manuscrit »… qui ne valent pas tant pour eux-mêmes que pour ce qu’ils offrent de penser du texte, de sa place et de son effet. L’écrivain peut se penser alors comme un relais, quelqu’un qui imagine un protocole d’écriture et de lecture qui se croisent et admettent la liberté des autres, car il propose une matière tangible, un support réel à la fantaisie du récit. 

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Et c’est exactement ce qu’a fait, au hasard d’une rencontre, l’écrivain québécois Jean-François Beauchemin. Alors qu’il est assis dans un parc, un homme lui raconte une histoire, confiant à l’inconnu d’un instant sur un banc un morceau de sa vie. Mais l’inconnu est écrivain. Et cette situation de hasard le frappe, l’oblige en quelque sorte à en interroger la nature, la place et la fonction. Il se doit d’entendre ce récit, son « pragmatisme rêveur », d’en faire quelque chose, de l’extirper du silence dans lequel la confession retombe inéluctablement. Et Trois ans sur un banc répond à la nécessaire amplification de l’expérience, à l’invention d’une manière de poursuivre la recollection de récits d’inconnus qui, pour une raison ou une autre, ne savent ou ne peuvent les dire. L’écrivain se saisit donc de la situation et imagine une manière de faire passer cette parole impossible dans le cadre d’une récit protocolaire, de relais du récit dans le récit en quelque sorte. S’absentant de son propre livre, il recueille la parole d’autrui et la reconfigure, la répète, la fait entrer en relation. 

C’est un tissu de fictions vraies qui se déploient sous nos yeux, avec cette sorte d’émotion que l’on ressent en entendant une histoire que l’on va probablement perdre immédiatement et qui ne nous appartient pas. Tous les genres, toutes les tonalités, toutes les stratégies narratives s’y déploient dans une sorte de maelström miniature dans lequel les histoires semblent luire comme des chandelles dans la nuit. Nous en citons quelques textes qui, toujours pas au hasard, nous frappent singulièrement – « L’ordre des choses », « Mauvaise décision », « Foi en l’humain », « Exemple à l’appui », « Une vie simple », « Cendres », « Le métier d’écrivain »… Beauchemin va donc se mettre à la disposition des autres pour écouter, sur ce banc, leurs histoires, à jour et heure fixes, et collecter, au hasard des rencontres, des voix, des centaines d’histoires auxquelles il faut donner une forme. Et son rôle d’écrivain se loge dans cet accueil dans sa voix propre de l’hétérogénéité de celles des autres. Ce sont des sortes de récits in absentia, d’admission d’une écriture secondaire. Et ce retrait de l’auteur ne signifie pas autre chose que la mise en branle d’une stratégie qui fait du hasard des autres la matière d’un récit qui englobe la ponctualité de chacune des histoires vraies tapies « dans les angles morts de la réalité ». 

Son rôle d’anthologue de l’improbable revient à ouvrir un espace narratif à ce qui n’est pas lui, à questionner, comme Chaton, ce qui déclenche l’écriture, ce qui en constitue le support. Et de cette situation de départ, ils font un geste esthétique fort qui déplace les enjeux habituels du récit. Dans une époque qui fictionnalise le réel en permanence, qui floute les statuts du discours, défait leur valeur, où chacun pense pouvoir s’exprimer sans en avoir les moyens, où la nature des discours s’effrite, il semble tout à fait utile que des écrivains de la trempe de Beauchemin et Chaton remettent la fiction et les récits au centre. Qu’ils se saisissent – parce que le hasard de la provenance les y invite, qu’ils affrontent un désordre existentiel et pratique – de ces questions qui ne cessent de nous habiter et réaffirment la nécessité de la littérature. Et le fait qu’ils inventent des formes nouvelles, discrètes, ingénieuses, pour s’interroger sur ce que l’on se dit de nous-mêmes, sur la place de la fiction dans notre parole, sur les moyens toujours renouvelés de la littérature pour se situer mieux, écrire et lire, ensemble, relève d’un minuscule prodige.