Le roman du 24 avril

Au jour dit de Jacques-Henri Michot est à la fois un catalogue et une compilation fascinante d’archives mais, surtout, c’est un livre fort sur la composition du récit, le rapport de la littérature au réel et une méditation sur la mémoire elle-même. Un livre documentaire fascinant et très atypique qui se lit, presque paradoxalement, comme un roman sans fin.

Jacques-Henri Michot | Au jour dit. Le 24 avril en France (1935-2022). Les Presses du réel, coll. « Al Dante », 452 p., 30 €

Quel est le point comment entre l’acquittement de Patrick Dils, la mort de Christiane Rochefort et de Pierre Naville, un concert de Louis Armstrong à l’Olympia, la première à l’Odéon du Suicidé de Michel Vinaver, la vente record d’un tableau de Jean-Michel Basquiat, les obsèques de Germaine Tillion, la parution du premier numéro de la revue Trafic chez P.O.L, un discours de François Mitterrand sur les réformes constitutionnelles, la victoire de Bernard Hinault dans la course Liège-Bastogne-Liège, une interview avec Lech Walesa dans Apostrophes de Bernard Pivot, la nomination de Delphine Ernotte à la tête de France Télévision, la loi vichyste qui a interdit aux juifs l’usage d’un pseudonyme en 1942, l’isolement par l’Institut Pasteur du virus du SIDA, l’enregistrement par Stefan Zweig de son discours « Pour ceux qui ne peuvent pas parler », le baptême de la CFDT,  l’élection de Marcel Arland à l’Académie française, un entretien entre Jacques Henric et Philippe Sollers à Cluny, la réélection d’Emmanuel Macron, la naissance et la disparition d’Hervé Forneri (dit Dick Rivers), la diffusion du premier épisode de L’homme invisible ou la parution de Nocturne du Chili de Roberto Bolaño et des Fruits d’or de Nathalie Sarraute ? 

Roman du 24 avril Michot
Hervé Forneri, dit Dick Rivers (24/04/1945 – 24/04/2019) © CC BY-SA 4.0/Michaël Bemelmans /WikiCommons

Rien de logique ni d’évident ne semble lier des évènements aussi disparates, n’est-ce pas ? Sauf qu’ils se déroulèrent tous, grands ou infimes, un 24 avril, entre 1935 (année de naissance de l’écrivain) et 2022. Ils font partie de la multitude de faits que Jacques-Henri Michot prélève dans la chronologie de l’histoire française pour composer une fresque singulière et ahurissante. Et plus étrange encore, l’écrivain ne raconte pas, ne les compile pas simplement. Il propose un strict montage d’archives de toute nature. Jamais il n’intervient autrement qu’au moyen d’une addition profondément réfléchie d’une masse incroyable d’archives compulsées méthodiquement. Il produit ainsi une forme exceptionnelle de récit qui n’a de subjectif que ce montage prélevant des informations de toute nature à des sources très hétérogènes. 

Coupures de presse, annonces, extraits de livres, de programmes, d’émissions radiophoniques ou de la télévision, photographies, discours, archives administratives, passages de journaux ou de communications… Toutes les sources et tous les sujets se frottent les uns aux autres dans une sorte de maelström informatif qui donne le tournis. L’écrivain distribue cette matière et se limite à ce geste d’architecte d’une masse inouïe d’informations. Il se met comme en retrait, simple conscience qui restitue à la manière d’un monteur un réel perpétuellement médiatisé. Car de quoi s’agit-il, sinon de la tentative, par un geste d’objectivation paradoxal, de constituer le corpus d’une mémoire collective tout aussi arbitraire que celle des individus ? C’est de ce processus d’addition, de compulsation des informations qu’il s’agit – depuis les plus futiles jusqu’aux plus sérieuses, passant du sport aux débats institutionnels, des tragédies de l’Histoire aux amusements médiatiques, de la vie des hommes à celle des idées…

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Au jour dit (on ne glosera pas ce titre) s’apparente à une grande traversée de presque un siècle de notre histoire, une sorte de balayage effarant de ce qui reste et de ce qui s’oublie. Car ce livre unique, ce montage, semble affirmer leur équivalence, ou pour le moins leur égale valeur. Comme si tout ce qui se produit, tout ce dont on garde trace (on constate qu’avec internet c’est exponentiel), constituait la mémoire subjective de tous à parts égales. Comme si la mémoire même ne pouvait être, avoir un sens, que par cette compulsation dans un même élan du disparate des évènements, grands et petits. Ce n’est pas une mince affaire intellectuelle et encore moins sur le plan esthétique. Et la grande valeur du livre de Michot, ce n’est pas, comme on pourrait le penser, une sorte de dépersonnalisation ou de neutralité du récit composite et objectif, mais bien au contraire une manière de réincorporer en chacun des lecteurs la matière même de notre histoire commune. 

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La grande valeur du livre de Michot, ce n’est pas […] une sorte de dépersonnalisation ou de neutralité du récit composite et objectif, mais bien au contraire une manière de réincorporer en chacun des lecteurs la matière même de notre histoire commune. 

Projet un peu fou et potentiellement illimité que celui d’un écrivain qui écrit avec les mots des autres, en se logeant dans les interstices même du discours. Comment alors restreindre le champ de l’investigation poétique du réel ? Non pas en limitant les sources ou le format du texte mais en se limitant à une journée que l’on fait saillir du cours du temps. On pensera évidemment au projet de Maxime Gorki qui, en 1935 (tiens, tiens, quel hasard !), avait demandé à des écrivains de donner l’extrait de leur journal correspondant à la journée du 27 septembre. Et surtout aux deux volumes formidables du journal intitulé Un jour dans l’année de Christa Wolf qui, de 1960 à 2011, extrait cette journée pour constituer une chronique arbitraire de l’existence. Il y a dans le projet de Au jour dit quelque chose de voisin, qui fait du hasard, de la ponctualité, une sorte de révélateur, inversant les proportions mêmes de la chronique historique, de ce qui manque. La littérature révèle autant qu’elle occulte, semble-t-il nous dire ainsi. 

En lisant ce livre, on pense tout autant à Georges Perec, John Dos Passos, Walter Benjamin, Jean-Paul Sartre, Jean-Yves Jouannais qu’à Danielle Mémoire ou Annie Ernaux… Car il s’y fait jour l’expérience d’une méthode pour dire l’histoire collective ou appréhender le réel par-delà le récit. Il y a chez Jacques-Henri Michot une radicalité formelle plus abrupte et qui assume la dimension strictement documentaire de la matière du livre. Le seul geste de la création réside, non pas dans une modalité de l’énonciation, mais dans l’organisation de la matière documentaire. C’est une question de rythme, de flux et d’équilibre entre les sources, les thèmes, bref c’est une affaire de sélection. On s’y trouve confronté à une subjectivité in absentia qui organise, tantôt avec gravité, tantôt avec humour, une matière référentielle quasiment infinie. 

Et c’est le montage strict, l’agrégation du divers, qui constitue la dimension poétique du livre. Un texte paradoxal qui produit un récit puissant, véritablement, sans afféteries inutiles. Il semble n’y avoir nulle invention, nulle fiction, et pourtant Au jour dit se lit comme un roman. En effet, on a bien souvent la sensation ici de lire du Balzac sans fiction, à brut, comme une mise à nu de ce qui donne forme à une mémoire collective. Et l’écrivain, sorte de main fantomatique qui retranche ou expose, réfléchit en permanence la nature même du récit, notre rapport au réel, à ses conditions, à son énonciation complexe. Son livre est ainsi tout autant un éphéméride génialement composite qu’une sorte de méditation sur la nature du récit, de la mémoire, de ce qui se joue entre les deux. En s’abolissant derrière la matière documentaire, il conçoit une forme neuve et puissante qui met en en scène avec virtuosité ce qui s’efface peu à peu, se déchronologise dans un inconscient collectif, une connaissance dont on oblitère les sources. On accepte ainsi, sans jamais s’ennuyer ou être rebuté, la discontinuité de la mémoire en la faisant jouer dans une entreprise narrative paradoxale, énigmatique, forte, comme placée au-delà d’elle-même.