Dans L’air fou, le troisième recueil poétique de Jonas Fortier qui a récemment reçu le prix Émile-Nelligan au Québec, l’air forme le trait de continuité des poèmes, à partir duquel s’élancent toutes les images poétiques du livre. Le thème confère à l’ouvrage son unité et sa cohérence, il permet à l’auteur québécois de revisiter certains mythes et de prolonger certains motifs présents dans Courbure de la terre, son précédent recueil, mais il donne surtout l’occasion d’évoquer une atmosphère, le climat d’un temps présent qui suscite à la fois joie et désarroi.
« Mais pourquoi parler de l’air ici / si ce que vous avez sous les yeux est une traduction ? » Cette question, placée en exergue et empruntée à la poète et dessinatrice Renée Gladman, condense l’intention poétique de Jonas Fortier : exprimer ce qui a trait à l’évanescent, rendre palpable et même visible la substance de l’air. Dans le recueil, même si l’auteur revisite certains mythes et réinvestit certaines figures de l’envol comme celle d’Icare, c’est en poète dépourvu d’ailes qu’il se représente, « les ailes trouées », comme si la chute, le retour au sol avait déjà eu lieu, comme si le prodige de l’air était à sonder non pas dans les airs mais ici-bas. On lit par exemple dans le premier poème qui ouvre L’air fou :
j’entends les autos dehors
tel est mon horizon
alors que mon destin est d’attendre
de moins en moins de jours
& de tenir entre mes mains
mon cœur battant au lieu de l’argent
Les poèmes en prose qui composent ce recueil sont, comme l’air, sans contours, et paraissent être eux-mêmes en continuité avec ce qu’ils cherchent à traduire. Ils semblent commencer à tout moment et ne jamais finir. La parole poétique de Jonas Fortier rend compte de l’existence de l’air comme d’un miracle : une chose qui relève du vivant, qui a toujours été, mais qui ne se donne pas à comprendre, à savoir ou à saisir.
Le quotidien le plus simple est là – sous sa forme fugace et matérielle, il est associé à la remémoration du passé, aux souvenir de famille ou au présent immédiat. Ce sont les faits d’une journée ou d’une nuit qui sont retranscrits, la vie des amoureux qui n’ont pas d’argent, les musiciens qui jouent dans la neige à l’entrée du métro, l’histoire d’un pic bois qui se cogne contre la vitre d’un chalet en Abitibi, les événements atmosphériques d’un printemps maussade : toutes ces péripéties sont associées poétiquement à l’air qui les environne. Les images du recueil cherchent à lui donner ses traits les plus sensibles, remarquables, et ce sont, comme souvent dans la poésie de Jonas Fortier, les objets du quotidien qui produisent les effets poétiques les plus vifs, comme dans l’un des poèmes qui ouvre le recueil, Konditorei :
l’automne est fait
& nos joies chemineront
ou seront oubliées sur le feu comme ta main
en disant que tu m’aimes
le temps nous a eus
le vent fut notre seul chemin sur une cuillère de bois
dans la main de personne

Le titre de la seconde section du livre, « Joie aptère », construit des échos discrets et rend hommage à la poète Unica Zürn, autrice de Printemps sombre. Celle qui fut proche des surréalistes et notamment d’Henri Michaux fut aussi marquée par des crises de folie. La section déplie les motifs du printemps, associe la vitalité au malaise, le trouble de la folie à la lumière. Loin de vouloir les opposer, il y a comme une volonté dans la poésie de Jonas Fortier de ne jamais rien abandonner de la possibilité d’une joie même « sans ailes », teintée d’une vitalité fragile qui cherche constamment à s’associer à la lumière et au mouvement de l’air.
Chaque poème du recueil cherche à approfondir le fil ténu qui les tient ensemble, pourtant sans délinéament net. Comme un trait de continuité, l’élément de l’air est une façon de donner des contours à ce qui n’en a pas : faire ressentir le passage du temps, exprimer une sensation de bonheur, rassembler dans l’espace du poème le fil des générations, la continuité perdue d’une ressemblance entre les êtres ou d’un sens à poursuivre :
à travers
un gouffre je vois soudain
mes deux grands-mères
qui me caressent des yeux
elles contemplent leur fruit
& n’attendent rien
Elles sont ici
Endormies dans mon corps
Fermé de rideaux
Toutes deux pareilles
À la neige ou au lait
Ou aux dernières gouttes d’air
Pondues par le long abdomen
D’une libellule au fond de l’eau
Les poèmes en prose épousent parfois le fil d’une narration, parfois s’en distinguent et affirment une opacité franche. Le caractère énigmatique de l’existence amène à considérer des clartés plus occultes, comme celles du rêve. Jonas Fortier parle de son livre comme d’« un livre de temps […] qui aboutit à une clairière de relation ». L’esprit de recherche qui animait ses précédents recueils caractérise aussi ce troisième livre. Il en ressort une tension particulière liée à la recherche de ce qui fait miracle dans le temps, son passage, sa durée, son épaisseur : on entend dans ses poèmes le désarroi face à un monde vicié, la menace de la disparition, le surgissement de la mort, jusqu’à la folie plus ou moins sévère qui guette les êtres. L’énigme est toujours une affaire de sens que le poète ne cherche pas à poursuivre mais qu’il laisse en suspens comme une question qui demeure, à l’image de cette conversation avec le marchand de légumes sur le marché Jean Talon – d’une interrogation sur ce qui fait le prodige du temps, son air infini et immuable :
Fatales nos vies qui continuellement
Continuent de plus en plus longues
– Longues si longues déjà
Je me suis demandé
Pourquoi ? comment ? par quel miracle ?
Continuellement chercher