Figure importante de la scène littéraire et intellectuelle du Québec, Mélikah Abdelmoumen bâtit depuis vingt-cinq ans une œuvre exigeante où se mêlent l’influence du roman noir, l’affirmation d’un engagement politique et ce que la critique Marta Segarra a appelé « la construction d’une identité diasporique ». Petite-Ville, son septième roman, paru l’automne dernier à Montréal, est diffusé en France depuis peu. Il nous offre une remarquable synthèse de son univers comme de sa démarche littéraire.
Petite-Ville, c’est d’abord l’histoire d’un lieu : une ville imaginaire, un peu canadienne, un peu européenne, un peu états-unienne (il y a des crocodiles, ou plutôt il y en a eu, mais la pollution a fini par les faire fuir : les seuls crocodiles du roman le seront par métaphore), nettement cartographiée, avec ses édifices, ses « façades métallisées » et, surtout, à la périphérie, un grand parc aménagé sur les décombres de ce qu’on appelait avant « la Zone ». Cette banlieue-fantôme, construite à la hâte pour loger les familles venues travailler à l’usine « SoliMéto » puis rayée de la carte à la suite d’obscures malversations politico-financières, est le véritable centre de gravité du roman. Tous les personnages, en effet, sont liés de près ou de loin à la Zone : Gérald Bonnefoy, le maire qui l’a administrée ; Hugues Bonnefoy, fils du précédent, le maire qui l’a démantelée ; Renaud Michel, un éditorialiste médiatique qui y trouve matière à alimenter son discours réactionnaire et raciste ; et, bien sûr, les trois protagonistes, Simon James, Mia Saïd et Annick Mesplède.
Le roman s’ouvre sur la découverte, au milieu du parc – sur les ruines de la Zone, donc –, du corps supplicié de Simon. Journaliste célèbre et pourfendeur des grands patrons, il arrivait au bout de l’enquête de sa vie : celle qui révélerait enfin la vérité sur l’incendie criminel qui, dans son enfance, a coûté la vie à ses parents (et à la dizaine d’écoliers réunis chez eux pour un cours du soir). Né dans la Zone, mort dans la Zone, Simon est lié par un « fil incassable » à Mia, sa sœur d’adoption et son amante occasionnelle. Même expérience de l’exclusion (il est noir, elle a la « peau olivâtre »), même solitude (Mia est abandonnée à l’âge de trois ans par sa mère), même point de repère : Annick, travailleuse sociale au cœur d’or qui recueille les deux enfants et leur offre un foyer, avant que la vie ne les rapproche encore davantage.
Tous ces liens, de même que le détail des événements et leur chronologie, ne se dévoilent que peu à peu, à la faveur d’un double récit fragmenté, stéréoscopique pourrait-on dire : série de chapitres pris en charge par Mia, qui fait figure de narratrice, et documents de toutes sortes (extraits du journal de Simon, articles de journaux, retranscription de séquences télévisuelles…). Se mêlent ainsi non seulement les strates temporelles, mais aussi l’intime et le collectif – l’un et l’autre et l’un par l’autre : chez Mélikah Abdelmoumen, l’individu est envisagé non comme sujet autonome mais comme être de relation –, avant que les innombrables pièces du puzzle mémoriel et narratif ne se fixent dans les dernières pages du roman. Toute la lumière sera faite, alors, sur la mort de Simon, tandis que Mia, malgré le deuil et les épreuves, verra s’esquisser des jours moins sombres.

Tels qu’ils viennent d’être sommairement présentés – sans faire justice à la plupart des personnages secondaires, ni à certains enjeux importants comme la coloration fantastique du récit (Mia croit à plusieurs reprises voir Simon, par exemple sur un écran d’ordinateur ou dans un nuage de moucherons, sans trop qu’on sache si l’épisode est surnaturel ou s’il tient à l’abus d’alcool et de médicaments) –, cette intrigue et ce dispositif narratif complexe sembleront familiers aux lectrices et aux lecteurs de Mélikah Abdelmoumen. Elle renoue en effet dans Petite-Ville avec la veine policière par laquelle elle est entrée en littérature (son premier roman, Chair d’assaut, paru aux éditions Trait d’union en 1999, retraçait l’enquête faisant suite au suicide d’un détective), tout en réinvestissant sous une forme romanesque la teneur de ses trois derniers essais, Douze ans en France (VLB, 2018), où elle dénonçait le racisme dont elle a été victime dans l’Hexagone tout en relatant son combat en faveur des Roms, Baldwin, Styron et moi (Mémoire d’encrier, 2022), méditation profonde sur l’identité et la nécessité du dialogue, et peut-être surtout Les engagements ordinaires (Atelier 10, 2023), dont le titre pourrait fort bien s’appliquer aux combats menés aussi bien par Simon et Annick que par l’autrice elle-même dans Petite-Ville.
Car, avec ce roman dans lequel Simon déclare qu’il écrit « dans l’espoir de changer le monde », c’est bien d’engagement qu’il s’agit : la romancière s’attache ainsi à rappeler la réalité des crimes racistes, ou encore à déconstruire, par de savoureux pastiches, le discours réactionnaire des éditorialistes à la mode. On aurait pu craindre que l’œuvre ne perde en force esthétique ce qu’elle gagne en lisibilité politique, mais certaines des scènes les plus puissantes du roman se nourrissent précisément de prises de position assumées. C’est notamment le cas lorsque apparaît dans le récit un horrible cendrier sculpté en forme de tête d’esclave : Mélikah Abdelmoumen en tire une scène pleine de panache au cours de laquelle le tout jeune Simon dérobe cet objet au maire de Petite-Ville, avant de montrer le même Simon, devenu journaliste vedette, se prêter à un dialogue hilarant avec le cendrier devant une caméra – retournant en cela en vis comica la charge mortifère de l’artefact colonialiste.
Du reste, pour être engagé, le roman n’en est pas moins subtil, ou complexe. Renaud Michel connaît une quasi-rédemption et Simon, de son côté, est loin d’être un parangon de vertu – sans doute y a-t-il même dans la démarche d’écriture de Mia une manière d’échapper à l’emprise d’un homme trop écrasant : « ce n’est plus lui qui tient les rênes du récit », souligne-t-elle. Même complexité chez Mia (« je suis une femme compliquée »), comme l’indiquent assez plusieurs passages dans lesquels l’autrice, s’en remettant à ce que Walter Benjamin appelait le « pouvoir germinatif » du récit dépourvu d’explications, se garde bien d’expliciter les mécanismes psychologiques à l’œuvre : c’est ainsi que Mia jette brusquement les cendres de Simon au visage de Renaud (belle variation sur le motif du cendrier) ou cherche soudain un refuge dans l’alcool juste après avoir éprouvé l’étrange déception, dans un parc pour enfants, de voir une mère retrouver son petit garçon qu’elle croyait perdu.
Sans doute cette scène, d’ailleurs, offre-t-elle l’une des clés de compréhension de cet ouvrage qui s’impose également comme un grand roman de la parentalité. Car les parents dans Petite-Ville sont partout, qu’ils soient réels, symboliques, supposés ou choisis. Mia conserve des photographies de sa mère, Khadidja, qui survit par la mémoire d’une berceuse qu’elle lui a apprise ; Mia, devenue mère d’une Simone dont nous ne saurons pas si elle est la fille de Simon (« les dates ne concordent pas »), a la douleur de voir sa fille lui être arrachée par les services sociaux ; Simon porte le deuil de son père instituteur et de sa mère, Stella, dont il ravive le souvenir en écrivant des Carnets de Stella ; Hugues Bonnefoy, maire après son père, joue du temps de sa liaison avec Annick le rôle de « père de substitution » pour Mia et Simon. Liaison qui, cela mérite d’être soulignée, s’achève après une dispute consécutive à la colère poignante d’Annick quand le jeune Simon l’a, par réflexe, appelée « maman » : « Je suis Annick, je serai toujours Annick, je vous aime plus que ma propre vie, mais je ne suis pas votre mère. […] Je ne veux pas que vous oubliiez vos mamans. Jamais ».
Mais personne, dans Petite-Ville, n’oublie sa mère, et sûrement pas l’autrice qui, risquons cette hypothèse, prolonge implicitement dans ce roman l’hommage qu’elle a rendu dans Les engagements ordinaires (sous-titré : Lutter de mères en filles) aux combats livrés par sa propre mère, très engagée pour aider les jeunes en situation d’itinérance à Montréal, et par sa grand-mère avant elle. Et ce n’est pas un hasard non plus si cette fameuse berceuse de Khadidja, qui revient pas moins de cinq fois dans le récit, affirme ce credo bouleversant :
« Mama aussi s’en ira
Mais toujours elle reviendra
Le temps de cette chanson-là
Le temps de cette chanson-là »
Si la présence des mères revient toujours, le roman de Mélikah Abdelmoumen, lui, restera longtemps en mémoire.