C’est un livre rare, au cœur d’une famille venant du Congo-Brazzaville, s’installant en 1970 à Villiers-le-Bel, avec les paroles d’un des garçons, Yvon Atonga. Au côté de la sociologue Isabelle Coutant, il cherche à comprendre l’assassinat de son « petit frère », Wilfried. Petit frère forme récit à deux voix entre le ghetto et le corps, l’adversité et la respectabilité, le stigmate et la résistance. Une chronique douce-amère pour comprendre l’insécurité physique et psychique qui mène à se demander : « comment s’en sortir ? »
En sortant au nord de Sarcelles, à travers les percées d’immeubles déchirant le ciel, des tours alignées, encerclées de petits immeubles, bordées de grands panneaux publicitaires sans fin, on se retrouve dans une commune de 30 000 habitants, quelques rues en cercle, Villiers-le-Bel, étrange enclave qui tombe net dans les champs. De plus près, on voit ce qu’être encerclé veut dire : une poche d’habitation, une banlieue de banlieue qui s’achève sur les mauvaises herbes, les lignes à haute tension qui traversent pâturages et plaines à betteraves. L’une des villes les plus pauvres de France. Entre les jeunes dans les halls et les véhicules à califourchon sur les buttes de terre, les seuls bourdonnements viennent des atterrissages à Roissy-Charles-de-Gaulle. C’est là qu’on travaille.
C’est de là que la mémoire d’Yvon nous parvient. C’est de là qu’il cahote entre honte et culpabilité. Et de chercher les caillasses qui font bifurquer les destins des dix frères et sœurs de la famille Atonga. Chef d’équipe à la SNCF, il marche avec sa mémoire-frontière, pendant qu’Isabelle Coutant reçoit les témoignages des sœurs et frères, cousins et amis proches. Dans cette enclave urbaine, une violente bataille a lieu pour chercher « à s’en sortir », une conquête de son destin, un rôle de respectabilité en somme pour éviter le « dernier abri », le hall de l’immeuble. Se soustraire au feu de la rue où se tiennent les drames auxquels chaque frère essaie d’échapper.
« Mon ghetto je l’aime. Quand je reviens, je ne veux pas le quitter. » Il faut remonter à 2001 pour entendre Wilfried à l’oreille d’Isabelle Coutant durant deux années pour alimenter sa thèse. Wilfried a déjà acheté sa maison en banlieue et revient de temps à autre voir ses amis du quartier HLM. Mais cette fois, il a arrêté le trafic et profité de son jardin. Wilfried raconte son enfance, le quartier, la famille de douze personnes, la rue, sa réputation de « dur », la classe de troisième dans un BEP mécanique, ses copains. Viendra l’inquiétude de ses parents au sujet de son « business ». Ça tourne mal. Ses frères aînés le dissuadent. Rien n’y fait. Tribunal. Condamnation. Direction : la justice des mineurs. Formation, pourquoi ne pas devenir animateur pour parvenir à « quitter le quartier », la traque et les arnaques ? Quelque chose bouge.
« J’étais très content de ma formation. C’est là où j’ai appris de nouveaux mots : lucratif, adhérent, qualification. Je ne comprenais pas quand on me disait : projet, amabilité, veuillez m’excusez. J’ai appris à parler propre. » Wilfried se retrouve en position d’éducateur face à des enfants de cinq ans, prend goût aux responsabilités qui lui sont confiées, découvre de plus les qualités de « l’argent propre ». Ce n’est pas rien. « L’argent facile » est si plaisant. Par la suite, il veut revenir dans sa cité, monter un club de boxe thaï pour les petits jeunes, et se fait embaucher comme magasinier chez Ed l’Épicier, au pied des HLM. Il se marie, deux enfants, en pavillon, couvre d’attention sa famille et ses nombreux cousins, tante et nièces.
L’exemple de Wilfried suggère qu’il y a un avenir possible après la délinquance, que des conversions s’opèrent, des devenirs s’ouvrent lorsque des supports sociaux agissent. La sociologie de la déviance montre depuis longtemps que, pour les jeunes des classes populaires, l’insertion professionnelle et la stabilisation familiale bordent la sortie de la délinquance. Les garçons les plus endurcis « rentrent dans le rang » en se mariant et en intégrant la classe des salariés et la morale professionnelle qui cadre les esprits. Isabelle Coutant clôt son enquête en 2001 et la publie en 2005 (Délit de jeunesse, La Dispute). L’affaire est conclue. Wilfried est l’exemple d’une sortie par le haut. La sociologie a œuvré en démontrant que la participation des adolescents à la « culture de rue » est presque toujours transitoire.
En mars 2016, des émeutes secouent de nombreuses cités de banlieue, c’est le moment pour Isabelle Coutant de faire un « retour sur enquête ». Les jeunes enquêtés ont cette fois plus de trente-cinq ans. « Vous n’avez pas vu Wilfried Atonga ? », demande-t-elle. Des semaines sans nouvelles. Coup de tonnerre. C’est la stupeur. Gare de Goussainville. Bagarre. Une arme. Wilfried s’écroule mort en plein espace public.
C’est de cette chute que naît ce nouveau livre, Petit frère, mais cette fois écrit avec le frère de Wilfried, Yvon Atonga. Quand tout est perdu, le grand frère écrit. Fini l’anonymat. C’en est fini de la sociologie qui parle « à la place de » et de son savoir conclusif. Car Yvon est inconsolable : « J’ai pas de réponse ». Il est en colère, déçu, rongé de remords : « Mais c’est quoi ce destin ? Mourir sur la voie publique ! le 17 mars 2016. Il était pourtant sorti du ghetto ».
L’ouvrage porte sa voix. Mieux, Yvon Atonga s’écrit lui-même. La réflexivité s’opère à partir de cet assassinat. Yvon Atonga empile les boîtes une à une : celle des Congolais qui forment les nouveaux pauvres des années 1970 ; celle d’une famille de onze enfants dans un trois-pièces de Villiers-le-Bel, avec deux mamans ; celle du « tête-à-tête » quotidien menaçant, entendez la provocation envers les Africains subsahariens et les bagarres qui s’ensuivent ; celle du départ en colonies de vacances chaque mois de juillet et d’aout, que l’on observe du balcon le ventre serré ; celles des femmes qui partent tôt faire les ménages, dans les rôles d’aide-soignante, d’aide médicale, d’aide à domicile, d’auxiliaire de vie, mains fortes en tous genres ; celle de la rue qui prend les enfants dans des conflits qui ne leur appartiennent pas, les émotions à vifs, l’impulsivité en avant ; celle encore des lits superposés où chacun dort, deux à deux, dos à dos, tête-bêche, les pieds dans le nez cherchant le sommeil. Celle enfin de la peur, des menaces, des assauts qui conduisent l’insécurité physique et psychique. Et qui laissent des traces.
Et c’est de ce vestibule qu’Yvon Atonga raconte des trajectoires de sortie, des figures possibles d’identification à travers le rap, le foot, la boxe, l’école bien sûr, mais aussi en suivant des formations d’instituteur, d’infirmier, d’entrepreneur même. Au fil de son récit, on découvre ainsi des maximes de comportement qui circulent « en bas des tours », des phrases qui, se répétant, forment une assise aux convictions premières. Sur la solidarité obligatoire entre jeunes, par exemple, la formule est forte : « une main, s’il manque un doigt, ce n’est plus un poing », pour dire que dans l’immeuble aucune défection ne sera tolérée dans la bande. Et pour renforcer la cohésion, « il faut toujours avoir la tête hors de l’eau », ne pas se laisser faire ni menacer par le premier venu sur le territoire. C’est le groupe qui prime sur l’individu, lequel s’entend rabâcher : « mets de côté ton ego, sinon tu vas dans le mur ». Yvon Atonga livre une sorte de guide de conduite pour espérer devenir un « pilier du coin », en faisant attention à ne pas se perdre : « ne jette pas tout ton corps en avant » et « quand tu dors, réfléchis à demain ». Multiplier les avertissements : « Faut y aller, t’as pas le droit de pleurer. Regarde les autres au pays. Regarde ce que ton père a fait ». Chaque milieu a ses maximes de comportement, ses petites phrases qui se répètent et, se répétant, restituent une atmosphère. Ici, ça fleure bon la traque, la proie, le piège où, soudain, celui ou celle que l’on croyait si proche peut soudainement devenir un ennemi. Atmosphère aussi avec cette phrase cent fois entendue : « Tu n’y arriveras pas. C’est pas fait pour toi ». Ça claque.
Quand tout est perdu, il reste la parole, ultime témoignage d’Yvon Atonga suscité par Isabelle Coutant qui énergiquement l’interroge, formule les pièges, les liens entre frères et sœurs. La sociologue historicise le choc du présent. Au point où l’enquêté se transforme en enquêteur pour reconstituer sa mémoire, à travers des descriptions précises d’une charge mentale traversée par une adversité sans fin dont il faut « se sortir ». Ce dialogue du « dedans-dehors » déplace les rôles. La sociologue rend les armes avec ses concepts taillés XXL, le témoin « baisse la garde » en s’interrogeant sur les désirs tapis « à la maison ». Car les discussions autour de la table tournent toujours autour de « mettre à distance » les agressions, se convertir à d’autres idées, s’adapter au mieux si possible, oser aller dans de nouveaux espaces, bref, « quitter la cité ». Comment s’envoler de ce 35 mètres carrés ?
Devenir un gardien, un maître ou un athlète dessine un horizon de sortie des sous-sols de béton. C’est la raison pour laquelle les interventions sociales qui inventent des « gagnants » drainent tant de jeunes publics. Yvon et ses frères évoquent très brièvement la fameuse salle de boxe thaï que Jean (l’ainé) va investir jusqu’à devenir professionnel puis champion du monde. L’épreuve sera cette fois « entre quatre cordes » pour vite distinguer l’hyper violent du « trop mou ». Au premier, on apportera de la technique pour canaliser sa rage. Le second, on l’excitera à coup d’insultes, « il faut frapper, tue, cogne ! ». Venir sur le ring, c’est gagner en respectabilité. Tant qu’un jeune n’a pas dit qu’il voulait boxer, monter sur le ring, aller au combat, il n’y a pas de prise sur lui. Après, il devient un vrai champion.
Chacun y va pour tâter les portes de sortie. Pour Yvon, ce sera la scolarité, le bac, l’embauche à la SNCF, la rencontre avec les classes moyennes et supérieures au lycée, les collègues de différents horizons. Les expériences sociales et culturelles multiples sont source de questionnements, de mise en doute des évidences, de déplacements vers l’horizon religieux, par exemple. Corps et discipline, les rituels religieux s’attellent aussi à lever morale et discipline. Avant toute décision, passer à la mosquée faire sa prière. La religion musulmane, comme les autres religions, est un cadre qui structure le quotidien. Elle peut envoyer aussi ses préceptes, ses adages comme des contrecoups aux ordres de vengeance de la rue, elle démine la colère et la vengeance. Yvon pointe cet entre-deux : « Cette rue qui est punitive lorsque tu as raté tes études ». Le corps en bataille. Le corps en riposte. Le corps en fuite. Et, à l’inverse, les préceptes scolaires, religieux, professionnels, qui invitent à réaliser ses désirs autres… quitte à se cogner aux murs.
De cette veine à décrire ces murs, où se mêlent « les petits riens de la vie », à tamiser les préceptes et les injonctions, à épingler miracles et absurdités, se dégagent des énergies irréductibles aux relations de domination Discours, regards, assignation à des espaces, c’est à l’intérieur de ces récits que l’on repère les déplacements subjectifs Reste en toute fin de lecture un embarras, celui de ne pas accéder à la parole des « deux mamans », écartées par souci de protection, comme si un autre danger pouvait surgir. Et pourtant, combien de fois ont-elles entendu : « J’aime mon ghetto, mais je sais que j’vais le quitter » un jour, et le lendemain : « je sais que je ne peux pas le quitter comme ça. J’suis obligé de revenir ».