La nostalgie est un privilège

La lecture de Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs, neuf essais de l’écrivaine américaine Brit Bennett, née en 1990, constituerait la meilleure introduction s’il nous fallait comprendre ce qu’est le racisme « systémique » ou « institutionnel », tel que l’appréhende Ta-Nehisi Coates : non un acte de haine individuelle, mais une série de systèmes qui opèrent exactement comme ils sont censés le faire.


Brit Bennett, Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs. Trad. de l’anglais par Jean Esch. Autrement, 112 p., 12 €


Et, de surcroît, cette lecture donnerait un puissant crédit à la thèse selon laquelle la littérature entretient un rapport privilégié avec la connaissance. Car, sans la moindre aspérité théorique, Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs de Brit Bennett restitue la puissance dévastatrice des mécanismes d’infériorisation du Noir aux États-Unis. Il ne nous paraît pas inconcevable que, malgré d’incontestables spécificités, le lecteur français soit ainsi en mesure de saisir l’universalité des mécanismes de la haine.

Le titre du livre, paru en anglais en 2014 et en français une première fois en 2018, peut donner le sentiment d’une indépassable singularité de la condition de victime, de l’incommunicabilité de sa souffrance. Mais cette interprétation serait une erreur. Ce que nous dit Brit Bennett est précieux : on ne saurait réduire le racisme à des attitudes ou des comportements. Et, dès lors, la bienveillance ne peut suffire. Le « gentil Blanc », quelles que soient ses intentions, est dans l’impossibilité d’effacer les traces d’une stigmatisation multiséculaire.

Car il ne s’agit pas seulement que cessent les discriminations, il faut encore que disparaisse le stigmate. La « race » constitue une ligne de séparation dont l’efficacité est redoutable : si la discrimination vient à disparaître, la stigmatisation, c’est-à-dire les représentations négatives et les jugements dévalorisants, demeure : « Alors que la discrimination renvoie au traitement d’autrui, le stigmate touche à son être même », écrivait Glenn Loury dans The Anatomy of Racial Inequality (Harvard University Press, 2002). On peut lire la totalité de ces neuf récits comme la démonstration de cette hypothèse.

Les parents de Brit Bennett n’avaient pas besoin d’être convaincus : ils savaient « ce que nous apprendrions plus tard, dans les années 1990, dans notre maison de Californie, entourés de “gentils Blancs” : nous avions autre chose à craindre que le racisme qui s’avance à visage découvert ». Enfant, elle perçoit cette réalité en découvrant que les poupées n’ont jamais été de simples jouets : cinquante ans après la fin de la ségrégation, une fillette noire à qui l’on demande quelle poupée est la plus jolie et la plus intelligente désigne immédiatement la blanche. Aussi Addy Walker, une jolie poupée noire American Girl, demeure-t-elle « habitée par un passé douloureux » : « Si une poupée existe à la frontière entre une personne et une chose, que signifie le fait d’en posséder une représentant une enfant esclave ayant jadis existé sur cette même frontière ? » Addy, en définitive, alors que l’esclavage détruit toute humanité, l’humanise aux yeux des enfants.

Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs, de Brit Bennett

Brit Bennett © Jean-Luc Bertini

Dans les piscines aussi, en raison, comme l’écrit en 1954 le juge Roszl Thomsen, de « l’intimité visuelle et physique inhérente à leur utilisation », l’intimité raciale fait courir le risque de la contamination puisque « se mélanger, c’est être infecté ». Si, pendant des décennies, des nageurs blancs ont craint de partager une plage avec des Noirs, cela ne les empêchait pas de les employer pour préparer leurs repas et s’occuper de leurs enfants. On sait aussi que des ségrégationnistes ont eu des enfants avec des Noires. Mais, précisément, l’eau fait apparaître cette intimité, son caractère inévitable : « L’eau me touche, puis elle te touche ».

Brit Bennett rend un puissant hommage à Ta-Nehisi Coates et s’intéresse tout particulièrement à la question de savoir « comment vivre libre dans ce corps noir ». Parce qu’être noir dans une société suprémaciste blanche, « c’est vivre dans la peur constante de la désincarnation ». Et, « même si on ne vous vole pas votre corps, la peur de le perdre vous vole votre énergie, votre temps et votre liberté ». La violence que subissent les corps des hommes noirs ne doit pas conduire à oublier la vulnérabilité des femmes noires. Bien que cette dernière soit différente, elles « se révèlent mutuellement, comme une seule grande maison dans laquelle chaque pièce s’ouvre sur une autre ».

Il convient, à l’instar de Toni Morrison, d’arracher le voile, celui que dépose l’histoire de l’esclavage, histoire qui « plane au-dessus de nous comme le soleil » et que, écrit Brit Bennett, nous n’osons pas regarder en face. Dans Beloved, écrit-elle, comme dans Underground Railroad de Colson Whitehead, personne n’a le droit de détourner le regard. Les écrivains noirs nous incitent à regarder, « à raconter des histoires d’esclavage à une époque où le public blanc en réclame, tout en répugnant, souvent, à affronter leur brutalité ».

Dans un monde où rien ne vient honorer la mémoire de l’esclavage, on chercherait en vain les monuments dédiés à ses victimes. Et Brit Bennett a raison d’écrire que ce qu’un pays décide de commémorer ou d’oublier n’a jamais de caractère objectif. Dès lors, de quoi pourrait se nourrir sa nostalgie puisqu’il n’existe pas dans l’histoire de son pays de période où son sort aurait été plus enviable ? C’est pourquoi la nostalgie est un privilège. En s’emparant du pouvoir émotionnel de la nostalgie, Trump a pu faire « apparaître par magie une histoire nationale glorieuse et l’offrir comme alternative à un avenir incertain ».

Mais quelle période, se demande l’autrice, a-t-elle été grande pour sa famille ? Aussi la nostalgie est-elle bien souvent le prétexte d’une déploration dont les responsables seraient ceux qui viendraient, en même temps qu’ils transforment nos repères familiers, détruire nos « racines culturelles ». On comprend qu’il s’agisse d’un sentiment que les Noirs d’Amérique n’ont aucune raison de nourrir. Ce livre, d’une rare intensité, s’avère plus précieux que bien des ouvrages académiques. Brit Bennett est, sans aucun doute, une grande écrivaine.

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