Depuis plus d’une trentaine d’années, la recherche historique a profondément renouvelé notre vision de la séparation du judaïsme et du christianisme. Il est bien clair qu’il ne faut plus chercher un moment unique, précoce, mais plutôt identifier des phases, dans une chronologie longue, qui relient les deux traditions dans la lente construction de leurs identités dogmatiques. Manière également pour elles de mesurer les gains et les pertes dans le jeu du mimétisme polémique.
Alors que l’extrême droite israélienne veut en finir avec la question palestinienne, que l’islamisme utilise cette cause juste dans le cadre d’une politique d’expansion mondiale de la charia, et que, sous ces coups, l’antisémitisme, toujours latent, s’enflamme à nouveau, il peut paraître dérisoire de s’interroger en historien sur les conditions d’apparition de ce que nous appelons aujourd’hui le « judaïsme » et le « christianisme ». Et pourtant les enjeux sont importants : il y va de notre compréhension des relations aux multiples facettes entre sagesses philosophiques issues du « paganisme » (il faut user partout de guillemets tant les concepts sont piégés), judaïsme et christianisme au début de notre ère, et de la façon, dans ce jeu à trois, qu’il faut toujours tenir ensemble, dont se sont construites les identités « dogmatiques », sans donner à ce terme le sens précis qu’il a dans la théologie chrétienne, mais en désignant par là différentes institutions, pour parler comme Pierre Legendre, articulant, profession/confession de foi, corpus de textes, herméneutique et communauté. Il y va même de notre intelligence de la naissance de l’islam, tant elle est mêlée aux conflits entre communautés juives et chrétiennes plus ou moins dissidentes.
Toute cette historiographie, très active aujourd’hui, a dû se défaire de nombreux préjugés tant intellectuels que racistes (un Jésus complètement détaché de la tradition juive, un Paul génie « fondateur », un christianisme comme « gnose grecque qui a réussi » selon l’expression de Paul Veyne, un « judaïsme tardif » moribond, ou, au contraire, un judaïsme rabbinique formé de pied en cap qui ne serait en rien concerné par le « mouvement » chrétien, etc.). Ces positions idéologiques ont suscité des modèles et des périodisations, qui ont oscillé jusqu’à la fin du XXe siècle entre le paradigme de la rupture brutale, dès le temps des premières communautés et avec saint Paul avant même la destruction du second temple en 70, et celui de la séparation plus lente soit entre les deux guerres judéo-romaines, soit après la deuxième en 135. Ce dernier modèle s’est imposé un temps dans le monde anglo-saxon sous le nom de parting of the ways, la « croisée des chemins ». On serait passé d’un temps d’indistinction entre les serviteurs de la Torah et les adeptes de la « voie » (première expression d’une auto-définition des chrétiens), du moins pour un regard extérieur comme celui du gouverneur Festus dans les Actes des Apôtres, pour qui, avec le cas de Paul, il s’agit d’une querelle interne à la « religion » juive, à un régime où chaque communauté se distingue et se laisse appréhender comme distincte par une vue du dehors.

Depuis une trentaine d’années, on se demande si ce modèle et ces chronologies rendent bien compte de ce que nous apprennent les sources, aussi bien textuelles, de mieux en mieux connues (notamment les sources rabbiniques), qu’archéologiques. En 2003, paraissait un ouvrage intitulé en anglais The Ways that Never Parted, qui à la fois synthétisait la recherche passée récente mais surtout opérait comme une charnière historiographique capitale par l’importance des déplacements problématiques qu’il contenait. Si ce livre est publié seulement aujourd’hui, dans un milieu francophone en retard sur ces nouvelles approches, dans une collection dirigé par Dan Jaffé, spécialiste franco-israélien du judaïsme ancien et des origines du christianisme et chez un éditeur qui a pourtant fait paraitre en 2012 un ouvrage collectif intitulé La croisée des chemins revisitée, dirigé par Simon Mimouni et Bernard Pouderon, précisément consacré à l’état de la recherche, c’est bien que le bouleversement introduit par le livre plus ancien a été jugé essentiel et propre à relancer les études du côté francophone.
Le livre de 2003 mettait au jour des présupposés, régents plus ou moins conscients de la recherche, il n’hésitait pas à réinterroger à nouveaux frais la notion décriée et passant pour désuète, depuis les travaux de Jean Daniélou, de « judéo-christianisme », expression qualifiée par Annette Y. Reed de bon « irritant heuristique », il relocalisait les relations entre juifs et chrétiens, différentes selon qu’elles se déroulent, par exemple, en Palestine, en Syrie ou en Égypte, il introduisait des considérations sociologiques, isolant les pratiques des élites pourvoyeuses d’identités fixes ‒ l’histoire complexe de la « régulation » doctrinale et de la définition de normes de comportement ‒ et génératrices de discours polémiques contra Iudaeos de celles des communautés, mais aussi des données anthropologiques dans l’analyse de la persistance de rituels et d’institutions entre les deux traditions (par exemple, le long processus d’imposition de la circoncision comme marqueur « juif » essentiel), il étirait la chronologie jusqu’au IVe siècle. En bref, quel type de séparation, à quel moment, où et dans quel milieu ?
Non que toutes ces recherches nous fassent tomber dans une sorte de soupe primordiale où tout se confond, non que les historiens veuillent privilégier à tout prix le pluralisme face à une idéologie de l’identité prescrite ; bien plutôt, ils cherchent à reconstruire la complexité vivante de la « co-naissance » (pour reprendre le jeu de mots de L’art poétique de Claudel) du judaïsme et du christianisme ‒ dans le cas présent, toutes les images ont été utilisées, « mère et fille », « frères ennemis », « faux jumeaux », etc.) ‒, reconstruction qui doit permettre, mais on sort de l’histoire pour entrer en théologie, aux deux traditions de reprendre sans cesse, toujours en relation l’une avec l’autre, la définition qu’elles donnent d’elles-mêmes.