Voici un livre ambitieux, puisqu’il ne se veut rien de moins qu’une « autre histoire de la droite », en référence implicite mais évidente à l’ouvrage devenu classique de René Rémond sur « les droites en France » et à sa théorie des trois familles de la droite.
Selon René Rémond, trois droites sont nées à différents moments de notre histoire post-révolutionnaire et se sont perpétuées ensuite sous des oripeaux mis au goût du jour par chaque génération. La droite « légitimiste » naît du refus immédiat et absolu de la Révolution, et elle se définit dès 1790 comme « contre-révolutionnaire » ; on la retrouve ensuite au pouvoir sous Charles X, puis elle subsiste longtemps de façon nostalgique et marginale. La droite bonapartiste surgit avec Napoléon : elle revendique la Révolution, mais veut lui donner forme dans un moule autoritaire et populaire ; elle a connu une longue postérité, parfois douteuse sous les espèces du boulangisme ou des ligues, mais reste bien vivante dans le gaullisme. La droite orléaniste, enfin, remonte à 1830 et à Louis-Philippe : elle accepte les acquis de 1789, sous une forme bourgeoise, libérale et parlementaire. De ces trois droites, la première est vite devenue résiduelle, même si elle affleure un peu en 1940, mais les deux dernières structurent encore notre vie politique : Giscard ou Balladur d’un côté, Chirac et Sarkozy de l’autre.
À ce modèle, Roger-Lacan propose d’en substituer un autre. Il part de l’idée assez répandue selon laquelle la France n’aurait jamais fait son deuil du roi qui lui a été enlevé en 1789-1793, dont le « monarque républicain » de la Ve République serait une sorte de médiocre substitut. Emmanuel Macron n’affirmait-il pas en 2015 qu’il y a un absent dans la politique française, et que « cet absent est la figure du roi » ? Alors que les deux droites de gouvernement sont républicaines depuis longtemps, qu’elles ont renoncé voilà près d’un siècle et demi à toute idée de restauration monarchique, leur imaginaire serait demeuré contre-révolutionnaire, à l’instar de celui des royalistes déclarés. Il y aurait ainsi un substrat émotionnel commun à toutes les familles de la droite, voire au-delà. Cette hypothèse stimulante ne renverse pas le schéma de Rémond, mais elle le complète en déplaçant le point de vue du champ politique vers l’imaginaire.
L’ouvrage proposé ici est la version littéraire d’une thèse de doctorat, soutenue en 2023 à Paris 1 sous la direction de Pierre Serna et Frédéric Monier. Il en a conservé la charpente solide et la rigueur et l’appareil érudit – 70 pages de notes et de bibliographie. Le prologue rappelle les circonstances de la restauration manquée des années 1871-1880 : le comte de Chambord (« Henri V »), élevé hors du temps et manifestement inapte à régner, refuse de renoncer au « drapeau blanc d’Henri IV », sans pour autant, alors qu’il n’a pas d’enfants, abdiquer ses droits en faveur de la branche d’Orléans, plus compatible avec l’époque. Le temps passant, la république s’installe et la restauration est devenue inimaginable lorsque Chambord disparaît en 1883, d’autant plus que les princes sont interdits de séjour à partir de 1886. Il n’y a désormais plus de perspective royaliste sérieuse en France.
Or, on retrouve un peu partout, dans les décennies qui suivent, sous des formes diverses, l’expression d’une sympathie pour les perdants de la Révolution, alors que celle-ci est la matrice de cette république que presque plus personne ne conteste. Cela peut aller jusqu’à la nostalgie de l’Ancien Régime. Que les romans catholiques pour la jeunesse exaltent le souvenir des braves Vendéens fidèles au roi et au Sacré-Cœur ; que le roman, de façon générale, chez Dumas ou Balzac, Ponson du Terrail ou Élémir Bourges, montre davantage d’empathie pour les victimes de la Révolution que pour les vainqueurs, cela ne saurait étonner. L’histoire de ces années offre une riche palette pour les scènes dramatiques ou pathétiques, et les victimes sont touchantes.

La question se pose davantage à propos des historiens ayant écrit sur la Révolution entre 1880 et 1940. Là réside l’apport principal du livre. L’auteur a dépouillé de nombreux ouvrages et articles, dont il tire plusieurs chapitres substantiels et neufs. Le premier montre comment G. Lenotre (1855-1935) invente la « petite histoire ». Servi par une érudition irréprochable et une plume alerte, soucieux de ramener au jour des petits faits plus vrais que les grandes idées, c’est un phénomène de l’édition historique pendant plus de quarante ans. Il n’est pas cantonné à un lectorat spécifique, donne chaque semaine une chronique au Temps, le journal officieux du régime. L’époque de la Révolution est privilégiée, et la tonalité d’ensemble de ses écrits, par petites touches, est plutôt négative pour les révolutionnaires. Cela lui vaut, plus encore que les critiques de méthode, l’hostilité des historiens patentés de la période, Alphonse Aulard en tête, et à l’inverse la sympathie de la Revue des questions historiques, d’inspiration catholique, en dépit de réserves initiales.
Les chapitres suivants considèrent d’autres historiens plus militants. Il y a d’abord toute une école catholique d’historiens de la Révolution, Gautherot, Bayet, Pierre de La Gorce et d’autres. Sans surprise puisque l’Église et la Révolution s’étaient affrontées durement. Moins évidente, à première vue, l’animosité de l’Académie française – même si la Révolution l’avait supprimée : « la République tolère l’Académie française qui ne le lui rend pas vraiment », écrit l’auteur. Certes, l’Académie est à droite, la moitié de ses membres sont issus de la noblesse. D’autres, qui incarnent l’École libre des sciences politiques (Taine, Albert Sorel), replacent la Révolution dans une durée plus longue, et ce n’est pas à son avantage.
Roger-Lacan consacre un chapitre entier au cas de Pierre de Nolhac, conservateur et animateur passionné du château de Versailles pendant trois décennies, auteur de plusieurs livres favorables à la reine Marie-Antoinette. Sans doute contribue-t-il lui aussi à l’imaginaire hostile à la Révolution. Il est pourtant apprécié de la République, qui trouve commode de mobiliser les fastes de Versailles pour les souverains étrangers de passage à Paris.
Et puis voici Maurras : le nationalisme redécouvre le royalisme au tournant du siècle, et non l’inverse. Mais c’est un roi abstrait, car il n’est pas question de restaurer le comte de Paris ou le duc de Guise. L’Action française engendre néanmoins une historiographie engagée contre la Révolution : le marquis Marie de Roux et Jacques Bainville (1879-1936) en sont les premiers hérauts, suivis de Funck-Brentano et surtout de Pierre Gaxotte (1895-1982), secrétaire de Maurras pendant la guerre. Ils donneront toute leur mesure après 1920, et remporteront eux aussi de grands succès de librairie pour le compte des éditions Fayard, avec de vastes synthèses touchant un public beaucoup plus vaste que celui des sympathisants du mouvement.
Dans la dernière période, deux autres facteurs viennent se greffer sur le débat mémoriel. La révolution russe semble donner une nouvelle incarnation à la révolution française honnie. Et le fascisme soulève des questions inédites. Est-il de nature contre-révolutionnaire ou non ? Gaxotte paraît s’y retrouver quelque temps.
Ce livre savant ouvre en tout cas des débats passionnants. Il fait revivre des personnalités inconnues ou tombées dans l’oubli, avance des interprétations intéressantes. Tout au plus pourrait-on se demander si la perspective n’est pas un peu trop systématique, si l’auteur ne force pas le trait. On a parfois l’impression qu’il réunit au service de sa thèse des éléments composites, comme s’il suggérait une sorte de conjuration pour conditionner l’imaginaire national contre la mémoire de la Révolution. Dans quel but ? Après tout, n’est-il pas naturel de s’apitoyer sur les causes perdues ? Stevenson prend pour héros Richard III et Bonnie Prince Charlie, non Henri Tudor et George II. Le lecteur moyen préfère Marie Stuart à Élisabeth, Cléopâtre à Octave – et Marie-Antoinette à Robespierre. Ce faisant, il ne juge pas forcément l’histoire. Le succès d’un Lenotre ne répond-il pas surtout à une attente du public, bien au-delà des milieux anti-républicains ?
On peut s’interroger aussi sur l’absence dans le livre de toute référence à une autre mémoire « de droite », celle de Napoléon et du bonapartisme, et à ses liens compliqués avec la mémoire révolutionnaire. Si Léon Daudet écrivit un livre sur « deux idoles sanguinaires, la Révolution et son fils Bonaparte », d’autres historiens mobilisés par Roger-Lacan à l’appui de sa démonstration, Bainville ou Madelin, n’auraient pas ratifié ce raccourci.
Au bout du compte, on est tenté de poursuivre cette histoire jusqu’à nos jours, comme l’auteur le suggère en conclusion. La nostalgie monarchique est-elle vraiment le pilier qui fonde nos institutions, les historiens « royalistes » ont-ils finalement triomphé ? Ou bien l’intérêt des téléspectateurs pour les émissions de Stéphane Bern prolonge-t-il celui des lecteurs de Lenotre pour des « stars » du passé, surtout si elles ont souffert, sans qu’il faille y chercher d’autre signification ?