Du prince du sang au dernier des sujets, la question se pose sous l’Ancien Régime. Arlette Jouanna, grande historienne de l’époque moderne disparue en janvier 2022, y apporte de précieuses réponses dans deux textes qui paraissent de façon posthume. Ils enrichissent notre compréhension de la « constitution politique » du royaume de France. Ces deux parutions nous donnent une ultime occasion de goûter à une pensée aussi limpide que bien informée, toujours nourrissante et jamais indigeste.
Arlette Jouanna, Le sang des princes. Les ambiguïtés de la légitimité monarchique. Gallimard, coll. « L’esprit de la Cité », 368 p., 22,50 €
Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire. Préfaces d’Arlette Jouanna, André Pessel et Francine Markovits, Postfaces de James Scott, Pascal Quignard et Miguel Abensour. Klincksieck/Droz, 46 p. + 171 p., 21 €
Il s’agit, d’abord et surtout, d’un livre consacré au groupe très spécifique des princes du sang, qui n’avait jamais donné lieu à une étude d’une telle ampleur de vue. L’expression « seigneurs du sang de France » apparait dans le contexte de la crise dynastique du premier XIVe siècle, en même temps que le principe successif qui élimine les femmes tant comme héritières que pour transmettre un droit à la couronne de France. Ce sang possède une vertu supérieure, consacrée par Dieu. L’expression « princes du sang » s’impose définitivement au XVIe siècle. Descendants de Saint Louis, ils constituent un vivier d’héritiers en puissance, en fonction des capacités reproductives des rois et de la survie, toujours menacée, de leur progéniture ; et en même temps, ils font figure de rivaux potentiels du monarque régnant. D’où le dilemme royal : comment neutraliser ce danger politique très immédiat, tout en ménageant le prestige et les ressources, nécessaires à la couronne, que possèdent les princes du sang ?
Étudiant ce groupe dans la longue durée, jusqu’à la Révolution, Arlette Jouanna met en évidence « une tension structurelle entre deux systèmes de légitimité » : l’un, fondé sur les liens familiaux, fait du royaume une possession patrimoniale ; l’autre repose sur l’autorité exclusive d’un monarque magistrat, tendue vers le seul bien commun. Sur ce terrain, jamais un consensus n’est atteint. Et cette situation nourrit des contradictions dont Arlette Jouanna montre qu’elles minent progressivement la monarchie d’Ancien Régime.
Elles se nourrissent parallèlement de l’indétermination, pour les princes du sang, de la frontière entre deux sphères. Ils relèvent en effet du droit privé comme consanguins richement possessionnés, liés au chef de leur lignage, et du droit public puisque leur sang leur donne la capacité de régner et qu’ils ont un rôle important de représentation de la majesté souveraine. Ce faisant, les princes du sang sont bien au cœur des paradoxes d’une légitimité monarchique que l’absence de distinction nette entre public et privé sert pour partie, mais qu’elle handicape également. Jusqu’au dénouement révolutionnaire, elle pèse sur la « constitution du royaume ». C’est dans ce cadre qu’Arlette Jouanna analyse de façon fine comment les princes du sang vivent eux-mêmes l’ambiguïté de leur situation et comment les rois y font face, sans s’arrêter à la coupure factice entre Moyen Âge et Temps modernes. Sur les bases qu’elle a dégagées, elle met en évidence trois phases successives de cette complexe histoire relationnelle.
Le premier temps court jusqu’à la fin des guerres de Religion, en 1598. Il est marqué par un investissement actif du champ politique par un grand nombre des princes du sang. Ils cherchent d’abord à construire un mode de participation collectif à l’exercice du pouvoir. La tentative, sous le règne de Charles VI (1380-1422) marqué par la minorité puis la folie du roi, échoue en raison même des divisions au sein du groupe familial. Elle débouche sur la phase la plus dramatique de la guerre de Cent Ans. Celle-ci est marquée par le traité de Troyes (1420) qui remet en cause le cadre de succession au trône, puisque celui-ci passerait au gendre du roi, Henri V d’Angleterre, et non au dauphin Charles, son fils. Une fois la crise résolue par le succès de Charles VII, le dauphin un temps écarté, les princes du sang essaient régulièrement d’imposer aux rois de tenir compte de leurs conseils et plus largement de respecter la constitution coutumière du royaume. Quand le roi leur dénie ce rôle politique, ce qui est fréquent, ils se jugent fondés à exercer leur Devoir de révolte, pour reprendre le titre d’un ouvrage publié en 1989 par Arlette Jouanna. Ils le font dans le cadre de complots ou de soulèvements (guerre du Bien public en 1465, Guerre folle en 1485-1488…) dans lesquels ils entrainent de nombreux clients, avec le soutien des partisans d’une monarchie tempérée. L’extinction de nombreuses branches des princes du sang entre 1477 (Bourgogne) et 1527 (première maison de Bourbon-Montpensier) facilite un apaisement. Mais les divisions religieuses donnent l’occasion à de nouveaux membres du lignage, tant protestants que catholiques, de s’opposer aux rois successifs, au nom de la foi et/ou d’un projet alternatif de monarchie mixte ou tempérée.
Mais le résultat politique n’est pas à la hauteur. À partir d’Henri IV et des Bourbons, s’ouvre une deuxième phase où le modèle de la monarchie absolue s’impose pour sortir des guerres civiles et assurer l’ordre dans le royaume, tout en garantissant, et même en exaltant, la liberté d’action du monarque, devenu source unique de la loi. Arlette Jouanna montre alors comment les princes du sang, renonçant progressivement à la violence politique directe, privilégient une sorte de triomphe social garanti par les rois eux-mêmes. La défense de leur rang est assurée par une législation royale qui consacre leur préséance au sein de la noblesse et les établit solidement au plus haut degré possible de la dignité sociale. Ils constituent désormais le plus bel ornement de la cour d’un roi qu’ils servent de plus en plus fidèlement. Par-delà les révoltes de la Fronde (1648-1653), c’est Louis XIV qui parvient le mieux à faire fonctionner ce modèle… jusqu’à ce qu’il le dérègle lui-même en voulant à la fin de son règne faire une place exceptionnelle à ses fils bâtards, y compris en leur donnant rang dans l’ordre de succession.
Les princes du sang s’opposent à ce projet, qu’ils font avorter après la mort de Louis XIV, au nom de l’assujettissement du roi lui-même aux lois successorales. Ce combat les ouvre de nouveau à l’idée d’un encadrement constitutionnel plus rigoureux de la monarchie. Avec la Régence, ils retrouvent plus largement le chemin de l’engagement politique. Ainsi s’amorce la troisième étape de leur histoire. Elle les conduit d’abord au plus haut niveau de l’expérience du pouvoir, au sein des conseils de gouvernement et en tant que « principaux ministres ». Mais cela n’a qu’un temps et, à partir du milieu du XVIIIe siècle, plusieurs princes du sang s’illustrent au sein d’une opposition politique au « despotisme » qui les rapproche d’autres membres de la noblesse et des parlements. Par cette voie, ils espèrent que leur rang leur permettra d’obtenir une place officielle dans l’État. Mais des clivages internes empêchent les princes du sang de constituer un efficace groupe de pression, voire le foyer d’un cadre institutionnel rénové. Quoi qu’il en soit, au terme de ce processus, au cœur de la Révolution, le duc d’Orléans, ex-premier prince du sang devenu Philippe Égalité, vote la mort de son cousin Louis XVI. Au même moment, les droits de l’ensemble du groupe sont définitivement abolis par la Convention et le sort de la plupart de ses membres se partage entre émigration et exécution, y compris pour Philippe Égalité, guillotiné en novembre 1793.
Arlette Jouanna prend soin de consacrer un chapitre spécifique aux princesses du sang. Inaptes sur le terrain successif, on l’a vu, elles peuvent servir la monarchie comme médiatrices de paix, en particulier lors de l’union de certaines d’entre elles avec des souverains étrangers. L’autrice montre également que les contraintes de leur condition n’annihilent pas leur capacité d’action, dont elles peuvent faire profiter leur branche du lignage. D’une façon générale, l’analyse des diverses facettes – et des contradictions – de l’absolutisme monarchique français qu’Arlette Jouanna a développée dans ses livres précédents sur Le pouvoir absolu (2013) et Le prince absolu (2014) est éclairée et enrichie par cette étude approfondie du petit monde des princes et princesses du sang.
La réflexion d’Étienne de La Boétie, qui fait l’objet d’une percutante préface d’Arlette Jouanna à l’occasion d’une réédition enrichie de son célèbre Discours de la servitude volontaire, trouvait déjà place dans Le pouvoir absolu. Si La Boétie a voulu donner à son propos une portée générale, l’historienne souligne cependant tout ce qu’une contextualisation fine apporte à la compréhension de ce texte explosif. Elle y décèle en effet l’écho des progrès de l’arbitraire monarchique en Guyenne au mitan du XVIe siècle, ainsi que la réaction du milieu des parlementaires bordelais à la violation des privilèges fiscaux de leur province.
La recherche des causes qui font que les dominés consentent à leur domination occupe une large part de l’ouvrage de La Boétie. Arlette Jouanna traque d’autres échos à ses propos dans les analyses d’ambassadeurs étrangers ou dans la littérature anti-curiale du temps. Comme avec les princes du sang, c’est la question fondamentale de la régulation politique de la monarchie qui est posée. Là encore, il convient de faire appel à la volonté publique du roi, nourrie si besoin par divers conseillers, parlements en tête, contre les caprices éventuels de sa volonté particulière. « Sous cet angle, il est permis de voir dans le Discours un texte inspiré de l’idéologie parlementaire » du temps. Cependant, l’historienne chevronnée n’oublie pas l’actualité du message. Aussi termine-t-elle par une question qui, selon elle, « reste aussi dérangeante et aussi nécessaire qu’au temps de La Boétie » : et toi, pourquoi obéis-tu ?