À l’écoute de Michel Deguy

De Fragments du cadastre (Gallimard, 1960) à La Commaison (L’extrême contemporain, 2022), le poète Michel Deguy, disparu en 2022, a marqué la vie intellectuelle et littéraire française. Il laisse des traces – celles qui, selon René Char, font rêver – en différents lieux. En attendant Nadeau accueille neuf lectures de ses livres et de sa vie.

Une chronique collective de poésie

Michel Deguy a en effet marqué plusieurs mondes. Le monde de la création, et l’on trouvera ici quelques saluts à plusieurs de ses livres. Le monde obscur mais déterminant des comités de lecture où, dans un contexte de luttes esthétiques parfois aiguës, il a profondément influencé les choix éditoriaux qui ont fait « la littérature contemporaine ». Le monde des revues, où celle qu’il a créée, Po&sie, s’est imposée à partir de 1977 comme un centre d’intérêt constant par ses interrogations sur le langage, passant par la publication de poètes et de traducteurs exigeants, qu’ils soient français ou étrangers. Le monde des choix éthiques, auxquels sont confrontés les écrivains, car il a profondément transformé le sens du concept-clé de l’après-guerre, l’engagement. Reste une dimension qui échappe aux analyses : celle de l’attention aux autres, de la chaleur humaine que Deguy a continuellement manifestée. Cet hommage, qui renvoie au numéro spécial 181/182 de Po&sie, s’adresse en partie aux jeunes poètes qui, après avoir publié leurs premiers livres, s’interrogent sur ce que peut être un écrivain dans un monde où Ubu n’est pas roi, mais président démocratiquement élu un peu partout dans le monde. Gérard Noiret

Michel Deguy | Ouï dire. Gallimard, 1966, 144 p., 11,60€
Michel Deguy | Actes. Gallimard, 1966, 304p., 22€

En 1966, Deguy a trente-six ans. L’achevé d’imprimer d’Actes (essai) date d’août 1966. Il suit de très près Ouï dire (poèmes) dont l’achevé d’imprimer indique le 18 juillet 1966. Deguy a souvent dit sa prédilection pour Ouï dire. Ce livre de poèmes conclut le cycle commencé avec Les Meurtrières. Un ample Chant royal ouvre le recueil. Il est suivi de poèmes plus brefs, regroupés en sections portant des titres de genres de poèmes, reconnaissables ou inventés – Épigrammes, Diérèses, Procès-verbaux, Blasons, Parataxes, Madrigaux. La puissance des images déflagre, la balance de l’ancienne poésie et du nouveau monde est éblouissante, un lyrisme rénové avance à pas sûrs au fil de merveilleux poèmes.

La rupture consommée avec Actes fait figure de véritable « révolution poétique » et la proximité temporelle des deux livres a quelque chose de saisissant. Pas même quinze jours. Avec Actes, la poétique pensive entre dans le recueil de poèmes, fait irruption, brèche sous la forme de textes écrits dans une prose intense, savante, virevoltante, déroutante, souvent éblouissante. La composition d’Actes dérange nos habitudes de lecture : Seuil, I. Le royaume est semblable ; II. Exercices ; III. Diaire ; IV. Imagination ; V. Le Voyage ; Le poète sans état ; VII. Mesures et perte de mesure, Seuil, Avertissement. Les poèmes ne sont pas absents de cette œuvre – ils figurent à maintes reprises (une douzaine de fois) en italique : mais ils sont là comme exemples, comme citations, et comme des preuves dans une argumentation. Ils ne s’imposent pas dans la naturalité de la confiance, mais comme questionnés par leur insertion au cœur d’une mosaïque riche, colorée, bigarrée. Qu’on en juge : des réflexions philosophiques comme des dissertations déconstruites (sur la reconnaissance, la mimèsis, la technè, la méthode), une lettre, un art poétique, des entretiens avec des journalistes, des commentaires de poèmes (Gongorà, Sappho, Hölderlin). On se souvient de la forte déclaration de Paul Celan dans L’Éphémère : « La poésie ne s’impose plus, elle s’expose ». Mais il faudrait dire ici qu’avec Deguy elle s’expose moins qu’elle ne s’explose si on nous passe ce pronominal dont la diathèse convainc. À tout le moins, il devient impossible de savoir si le poème sort grandi ou fragilisé de cette plongée.

Une chose est certaine, la figure du poète chancelle : « L’essai vient ici à côté des poèmes publiés, dans la mesure où il ne s’agit pas d’affecter de continuer à faire de la poésie comme si le sol était assuré, imperturbé l’élément d’une telle production, espace stable à l’intérieur des différences héritées comme les bornes hautes du patrimoine, entre le côté de l’être et le côté du nom, le côté de la parole et le côté de l’écriture, le côté du récit et le côté du poème… »

Il y a plusieurs traces de cet ébranlement dans Actes, mais il suffit de rappeler le titre du chapitre VI (ce mot ne convient pas tout à fait) : « poète sans état ». Poète sans état ? Poète sans illusion. Poète démantelé – « Ulysse incomparablement déçu », notait Pascal Quignard. Et Deguy dans Figurations : « le ‘poète’ n’a plus d’autorité : on exige des preuves, il n’en donne pas […] la poésie est suspendue, mise en question, aujourd’hui par elle-même, au centre d’elle-même ». Et plus loin : « Tout s’est aggravé. La poésie est devenue problématique à elle-même plus qu’elle ne l’a peut-être jamais été ». On gagnerait beaucoup à comparer l’apparition du mot poète chez Char et chez Deguy. Ainsi, en 1966, Deguy intègre à sa poétique une inquiétude qui ne le quittera plus sur les tensions qui parcourent l’éthos de celui qui persévère opiniâtrement dans l’écriture des vers. Qu’on ne s’y trompe pas, cet effort résulte d’une prise en compte de l’histoire. Il écrit : « Poète assez pour que reviennent à lui comme à Ulysse / maints poètes ». Il partage fraternellement ce souci des poètes avec Jacques Roubaud, son grand contemporain. Entre Orphée et Noé, le poète confronté au lecteur (et à la lectrice) d’aujourd’hui, « que les statistiques disent soupçonneux à l’égard de la ʺpoésieʺ », se fait rassembleur des poèmes du monde entier. Il les prend à son bord. Poésie : mémoire des poèmes maintenus poèmes.

On pourrait penser ici à la visite guidée de Virgile au chant IV de l’Enfer : « Regarde celui qui a une épée dans sa main, / qui vient avant les autres comme un roi ; / c’est Homère poète souverain ; / après lui vient Horace satiriste ; Ovide est le troisième et Lucain le dernier » (IV, 85-90).

Quand Deguy accepte que sa puissante interrogation philosophique sur la poétique (il était philosophe de profession) regarde ses poèmes en face, il ne peut pas ne pas les mettre dans un même livre, non pas comme une traduction, mais en un vis-à-vis exigeant qui déroute la lecture. Or, comme l’une et les autres se dévisagent dans le même livre, ils perdent leur ancien visage pour gagner leur nouvelle figure. Poétique philosophique et poésie se font désormais face : l’inventivité lexicale, la puissance métaphorique, les changements de rythme propres au poème ébrèchent la prose ; la réflexivité philosophique, l’interrogation ontologique, l’inquiétude historique désemparent le poème.  

À partir de 1966, dans le même livre la poétique en prose provoque le poème et le poème en vers provoque la poétique. Ce fut la manière propre de Deguy pour « élargir le poème ». Il savait les risques : « peu sensible au besoin de description pour reconnaître, la poésie dangereuse, destruction des choses avec les mots, celle qui sentant le bougé du monde frémir et, défiguré, se retirer derrière le masque ciré de sa figure ancienne, le provoque à se découper et réaugure les contours, ne peut gagner d’emblée un vaste public ». Philippe Jaccottet s’en inquiéta dans L’Entretien des muses. Martin Rueff

Michel Deguy © D.R.
Michel Deguy © D.R.

Michel Deguy | Donnant Donnant. Gallimard, 1981, 144 p., 13,30€

Il est vrai qu’au nom de Deguy on accole rapidement celui de Heidegger, Ce philosophe majeur du XXe siècle, Deguy l’a lu et traduit. Selon l’auteur d’Acheminement vers la parole, en effet, la parole précède l’être et l’annonce, en quelque sorte, à l’esprit qui s’ouvre pour la recevoir ; c’est le langage qui oriente et structure la pensée, et non l’inverse ; quant à la poésie, elle « advient » premièrement, dans l’ignorance de toute élaboration ultérieure. 

Le grand paradoxe, c’est qu’en fonction de cette approche le poème est sans recours, il ne relève plus d’aucune explication, à plus forte raison philosophique. Comment la pensée rencontre le déjà-pensé, la parole le déjà-dit, et comment le poème naît sous le regard d’autres continents poétiques – tout en étant  marqué d’expériences singulières –, telle pourrait être la formule de cet acheminement auquel Michel Deguy consacre son écriture.

À titre d’exemple, Donnant Donnant nous offre dès le début une pièce évoquant la Shoah :

Et partout / La Hesse et la Bavière et la Saxe et la Prusse / Où les villages ont des noms de charnier

Mais une autre pièce a peint le poète en Don Quichotte :

Il a fait poser sur sa chambre / Un papier peint de moulins à vent

Poésie, un océan sans limites. Significativement, Michel Deguy rédige pour son œuvre rassemblée chez Gallimard (2006) une longue préface brossant la situation de la poésie, Relation d’incertitude, concluant sur la vaste aventure de l’esprit : 

Le chant de la terre s’improvise en figures libres de poème, de roman, d’arts plastiques, de musique, de chorégraphie… Arrive non pas ce qui était écrit, mais ce qui s’écrit… La poésie devine.

Suit une façon d’éclatant autoportrait : 

Nul ne fut auteur plus obstiné ; qui mît plus de ruse, plus de résolution au service d’une hantise vaine… 

Ce que l’expérience fait au poète, ce que le poète fait à la poésie, le tout pris dans un océan d’existence dont il serait vain de chercher les contours : ce manque de contours, ce manque de direction (de sens), c’est tout le tourment de cette écriture, où sifflent les lumières, que fouettent les lointains, qu’interpellent les vivants et écoutent les morts – sans jamais dire assez. Le poème crée sa propre nécessité, à chaque instant il commence, il re-commence. Le poème dit l’énigme d’être au monde, d’être là – ce qui s’accorde enfin avec le fameux Dasein de Heidegger. Jean-Marie Perret

Michel Deguy | Gisant. Gallimard, 1985, 240p.

Gisants est l’un des livres les plus singuliers de Michel Deguy. Il a pour sous-titre Poèmes. Parmi les poèmes de Gisants, certains s’intitulent « Gisants ». Si un seul poème portait ce titre, on penserait que l’intention de l’auteur est de signaler l’importance dudit poème, sa nature fondatrice ; et d’indiquer du même coup la valeur séminale de l’image qu’évoque son titre. Mais, ainsi dispersé au fil du recueil, le terme de Gisants revêt une tout autre portée. Il désigne indifféremment plusieurs poèmes et la totalité qui les contient ; il n’agit plus comme l’accent mis sur une seule image (ou un seul concept), mais comme une nappe souterraine active faisant aléatoirement résurgence ou, comme le dit l’un des « Gisants », résurrection : « Je crois que quelque chose comme un air de résurrection / est au travail avec la mort et que c’est au poème […] à dire de la poésie que ce que vous lierez / en son nom sera lié sur la terre. »

Poésie est résurrection, c’est-à-dire redressement, retour à la position verticale, renouement avec l’existence. L’allusion, ici, à l’évangile de Matthieu (« tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel ») découle de cet air de résurrection. L’air sans doute que respirent les gisants eux-mêmes : celui qui, de leur état d’essences indéterminées, les ramène à la vie. Même les nobles figures allongées au fond des cryptes suggèrent un sommeil d’où elles pourraient un jour s’éveiller. Leurs traits, leurs plis, le petit chien couché à leurs pieds sont tellement expressifs, tellement vivants que, sous le masque décent et figé, la vie, dirait-on, s’apprête à sourdre.

Le livre de poèmes fait donc ce qu’il dit au moment où il le dit : disséminant au fil des pages le motif des gisants, il compose un profond chant de résurrection. Sous la pierre d’une langue commune (les formes fixes, les scènes convenues, les lettres mortes…), il prépare le jaillissement – la « palingenèse », l’« anadyomène », l’« éclatement », l’« esprit ». C’est le devoir du poème de nommer cette opération, dit Deguy, et celui de la poésie de l’accomplir.

Elle consiste à relier ce qui était préalablement disjoint ; à désigner cet effort de jonction dans son exercice même. Le poème s’intéresse par prédilection aux moments critiques où les doubles s’unissent et où l’un se divise. À ces crises de l’unité, en somme, qu’il ne craint pas de décrire précisément en termes critiques : nombreux sont les textes du recueil qui fondent les éléments d’une poétique (métaphore, métonymie, emboîtement, comparaison, hendiadyn…) dans le courant du poétique. La conscience du poème imprègne le poème lui-même, au point qu’on ne sait distinguer bien souvent, dans le je qui nous parle, celui par qui la poésie advient de celui qui observe cet avènement. Sans doute cette incertitude renvoie-t-elle à une division première, à une crise d’unité essentielle : celle d’un sujet lui-même divisé. « Il faut que tu sois double pour être toi-même », dit le bel alexandrin qui ouvre le poème « Dévotion ».  

Michel Deguy est sans doute l’un des seuls à faire entrer l’imaginaire et la pensée critique dans un tel mouvement dialectique ; et le seul à faire poème de ce mouvement. D’où la très reconnaissable tournure de textes (ceux de Gisants, mais d’autres aussi, bien sûr) où tout n’accède pas à la poésie (il y a du reste, du laissé-pour-compte, de la prose), mais où tout y aspire dans une tension au bord de rompre. Christian Doumet

Michel Deguy | Arrêts fréquents. Métailié, 1990, 120 p., 11,50€

Le poème répond au « bel aléa de la circonstance » et, lorsque la collection « L’élémentaire » des éditions Métailié fut confiée à l’ami Robert Davreu (dédicataire, après son décès en 2013, de « Dies irae » : « Dans peu de temps/ Nous serons morts depuis des siècles »), Michel Deguy lui donna ce livre. Petit par son format (poche) et sa centaine de pages, c’est celui des soixante ans. Après travaux, donc. Il les prolonge et en amorce une nouvelle tranche dans une prose que le poème, changeant de rythme, arrête fréquemment. Ainsi, quand « Le métronome » profère, infaillible : « Il y a du comme dans l’être / Un air de famille un air de rien », il ramène à leur fondement quelques-unes des propositions du traité de poétique (La poésie n’est pas seule) repensées à nouveaux frais dans les pages éblouissantes qui ouvrent le recueil (« Imitation de Don Quichotte »).

Est aussi fait « Le conte des fléaux », les nôtres. La notion de « culturel » (Choses de la poésie et affaire culturelle) est alors rappelée et quasiment « élevée au concept » pour subsumer les différents aspects de ce qui, sous couvert d’antidote au nihilisme, en accomplit le déploiement mondial. Car : « USA, un film » recrée le monde à son(ses) image(s), « la vraie ville est absente » et le véritable « habiter » se raréfie. Le culturel est donc désormais pensé « en vue de l’écologie », ce qui aboutira à la trilogie des années 2000. Est en outre effectué et commenté un geste poétique que l’on retrouvera de Aux heures d’affluence à La piétà Baudelaire. Dans « Aphrodiqu’iconoclastie », pendant méditatif et érudit d’un poème érotique de Gisants (« Nu »), l’hymne à Aphrodite (Homère cité et glosé) est suivi d’une éclatante figuration de l’amour comme « cérémonie » et « théophanie sexuée » qui, profanant le mythe, « l’inefface ». Métamorphose des ci-devant croyances en expérience poétique selon le précepte ici formulé : « Faire de la révélation avec de la profanation après avoir fait de la profanation avec de la révélation ». Jacques Bontemps

Manuscrit de Michel Deguy © D.R.
Manuscrit de Michel Deguy © D.R.

Michel Deguy | Aux heures d’affluence. Seuil, 1993, 216 p., 19,90€

L’œuvre de Michel Deguy fait une large place à la théorie du poétique, qui ne se sépare jamais nettement de la poésie même. Dans le recueil Aux heures d’affluence. Poèmes et proses,  il n’y a pas philosophie d’un côté, poésie de l’autre. Il ne peut y avoir en poésie le déploiement d’une chose, quelle qu’elle soit, qui ne comporte son inquiétude et sa réflexion. « La poésie n’est pas seule » dansant avec, dans la ronde de la philosophie mais aussi des autres muses : Je préfère voir les choses en rond, en ronde avec. Tout est acolyte, accompagnement. Elle est constituée comme la peinture et plus particulièrement dans ce livre où elle devient légende de tableau. Elle sera donc comme philosophique, sensible et musicale, intertextualité, voire intermédialité complexe, sous-tendant la vaste entreprise du poète : Il y a du comme dans l’être / Un air de famille un air de rien. Entre toutes ces réalités, la poésie est finalement comme un balancier, un métronome, une pulsation, un rythme entre le poète et son lecteur : Neume du mètre / Le balancier confie / Le temps à la diction. Michel Deguy définit alors la poésie comme un seuil, bord, lisière pour disjoindre et conjoindre : Rythme seuil il faut / Qu’une porte en mots / soit ouverte et fermée. La poésie est affaire de battement : Qui bat là / Une phrase de langue / Au vent du jeu. La rencontre de plis ou événements poétiques fait survenir l’imprévisible : Ce qui me chante / se plie / Aux calibres des couleurs. Béatrice Bonhomme

Michel Deguy | À ce qui n’en finit pas. Thrène. Seuil, 1995, 240 p., 11€

À ce qui n’en finit pas est un livre de deuil, un livre d’amour, dans lequel l’homme dit la perte de la femme qu’il continue d’aimer. Le thrène se compose d’une centaine de fragments non numérotés. Ce choix n’est pas anodin : chacune de ces pages pourrait être la première comme la dernière. Et cette absence d’« ordre » est également celle de la mémoire. Le passé recomposé par les souvenirs n’obéit ni à la chronologie ni à la continuité. Il ne redonne pas vie. Orphée-Deguy peut descendre dans ces Enfers de la perte, de l’absence, du deuil, de ce moment sacrilège où la « vie normale » reprend ses droits sur le chagrin, il ne ramènera pas Eurydice-Monique : « Je ne craindrai pas de me retourner sur elle, sur nous, car je sais que je ne la remonte pas vivante ».

Comme toujours chez Michel Deguy, toute expérience vécue est une expérience du langage. Ainsi À ce qui n’en finit pas nourrit-il une réflexion sur la langue du deuil, ses possibilités intimes et lyriques. Douze ans plus tard, il écrira, dans Réouverture après travaux : « La poésie se change en poétique comme pensée du poème pensant à la poésie en attendant le poème ». Cette réflexivité de l’écriture permet aussi d’interroger l’aporie à laquelle se trouve confronté celui qui reste et pose ce double constat : « Te survivre ne va pas de soi » et « Ce qui vient attester […] le sens du monde […], c’est notre attachement, quoi qu’il arrive, à “la vie”, l’invraisemblable et… insensé attachement à cette vie, celle qu’on dit ordinaire » : Michel Deguy sait la fragilité de cette tentative d’arrachement à l’assèchement du Léthé « où se condense une léthargie qui permet de vivre, et d’où peut rejaillir la lucidité comme un nageur submergé refait surface ». L’écriture n’est qu’un substitut à la démesure du vide engendrée par la disparition de l’être aimé, ce qui n’en finit pas, c’est également ce don du livre permanent que lui a fait, présente puis absente, Monique, sa femme. Et ces pages, où les seuls chiffres sont ceux du décompte de leurs anniversaires de vie commune, sont pour Michel Deguy un acte de reconnaissance (et de renaissance) « à toi qui m’as encore donné un livre en mourant, après m’avoir donné des livres en vivant ». Cécile A Holdban

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Michel Deguy | La vie subite. Galilée, 2016, 240 p., 18 €

Plus actuelle que jamais, la poésie de Michel Deguy. En réponse à la violence du monde contemporain, elle bâtit un vivre ensemble. Appuyée sur les grandes figures de Baudelaire, Mallarmé et Celan, comme sur les penseurs les plus contemporains, elle prend dans son mouvement la totalité du présent, civilisations, arts, religions, musique. Elle anticipe, par les tours du langage, les tropes et le miracle du comme – « comme au jour de fête », disait Hölderlin –, la réalisation d’un monde à hauteur de l’urgence où nous nous trouvons

Alimentée à la brûlure de la Shoah autant qu’au déchaînement des intégrismes, la lucidité de Deguy n’a pas pris une ride. Elle nous rejoint au cœur de la crise dans laquelle l’actualité nous plonge brutalement. À preuve, ces vers saisissants :

Voici venu le temps des viveurs et des tueurs…

À quoi bon les poètes demandaient les penseurs

Tu réponds : dans la cité politique    bons

Pas seulement pour le deuil et les danses

Ce que tu fis de la vie avec ta vie subite    son hôte…

La vie à l’œuvre est la vie pour le convivre

Il n’est jamais trop tard pour le trop tard

Les deux strophes sont extraites du poème « Prose du suaire », composé en hommage à l’ami, poète, essayiste et penseur franco-tunisien Abddelwahab Meddeb (1946-2014). Deguy, qui avait publié deux ans plus tôt, dans sa collection, Portrait du poète en soufi (Belin, coll. « L’extrême contemporain »), jure ici fidélité à l’homme de culture musulmane et occidentale, au lutteur dressé conjointement contre le fanatisme islamiste et les préjugés antimusulmans. Homme de paix, il avait signé avec Benjamin Stora une Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours (Albin Michel, 2013) et plaidait pour un dialogue des civilisations. Pour porter en lui-même, disait-il, « la maladie de l’islam », il invitait le monde musulman à rompre avec la spirale de la violence.  

« Tout est à réinventer comme l’amour selon Rimbaud », lit-on plus loin dans La vie subite. Telle est la tâche à laquelle Deguy nous invite, lui qui n’a cessé d’élargir le champ de la poésie. Préfacier de la traduction du recueil images filantes de l’Allemand Wulf Kirsten (1934-2022), à qui il ouvrait l’hospitalité dans notre langue, il guette, comme le poète de Weimar, le moment où, à leur acmé, les différences « s’inclinent l’une vers l’autre comme deux mains vont se rejoindre ». Esquisse d’un art nouveau, La vie subite trace une voie. Stéphane Michaud

Michel Deguy © D.R.
Michel Deguy © D.R.
Hommage à Michel Deguy | À l’oreille.

« J’ai travaillé pendant […] des centaines d’années en écoutant de la musique », dit Michel Deguy à Bénédicte Gorillot en 2021, quelques mois avant sa mort. Cette phrase, prononcée sur le ton de la boutade dans une conversation, exprime pourtant une vérité synthétique et profonde : l’écoute étend le temps. Elle élargit la vie puisqu’il n’y a plus de temps qui ne reviendra plus. Il n’y a que du temps vécu : le temps passe dans la musique à l’unisson du sujet tout en faisant une coupure dans l’expérience : par le choc ou l’émotion que l’on ressent. Est-ce la même chose dans le poème ? Oui et non, pas tout à fait, ou plutôt « tout comme ».

Ouï dire (1966) : le premier livre – s’entendre et s’écouter dire sans que jamais les arts se confondent. La poésie, quand elle est comme la musique, ne sera jamais elle, tout en avançant avec elle, selon la formule si frappante de La poésie n’est pas seule (1987) : « un art mime l’autre grâce à ce qui lui manque ». La privation est essentielle dans le rapprochement ; elle refuse l’identification et appelle le troisième terme « in-ouï ». Elle fait attendre un vers capable d’une conscience du temps comparable à celle du poète qui, à la fin de sa vie, écoutait de la musique depuis des centaines d’années : par exemple le « Depuis quatre mille ans il tombait dans l’abîme », qui ouvre La Fin de Satan de Victor Hugo. Tomber et ne jamais cesser d’avoir conscience que l’on tombe.

Je voudrais dire un mot de cette privation très concrète, physiologique, dont Michel Deguy dit avoir été atteint toute sa vie, mais que l’âge, puis le grand âge, avait accusée : la surdité. La privation partielle de l’ouïe oblige à écouter autrement. Le dérèglement du rapport entre extérieur et intérieur ne produit pas une « écoute intérieure », ni un repli, même si le poète parle souvent de la prosodie silencieuse de la langue dans le poème. On doit plutôt le penser comme un bégaiement de l’oreille, où ce qui arrive de l’extérieur produit toujours un écho, devient l’écho. Le disait déjà, un des premiers poèmes, de Ouï dire :

        La vie comme un champ inégal

                                                                              gal

comme un infirme qu’on porte au soleil

                                                                   lei

                                                                          et le soleil

comme une borne où la terre vient virer

                                                                  rer

                                                                          et la terre

comme le texte qu’un myope ajuste à ses yeux

                                                                              yeu

                                                                                          et

comme la vie

Tiphaine Samoyault

Hommage à Michel Deguy | Souvenirs de voyage.

En octobre 1998, une journée passée au bout du monde avec Deguy. À Sydney et à Melbourne, des colloques consacrés à Mallarmé nous avaient réunis. À la suite desquels, du temps libre restant, nous avons pris un bateau de croisière pour nous rendre sur une plage, presqu’île voisine, et déjeuner en bord de mer. Deguy, pour avoir enseigné en Australie, connaissait les lieux. Souvent les poètes – et lui plus que tout autre – font preuve entre eux d’une sympathie qui va jusqu’à prendre forme d’amitié ; ils se livrent alors pour ce qu’ils sont, « cœur mis à nu, » selon la loi paradoxale de l’échange et du secret. Ce jour-là, Mallarmé fut notre « lieu commun ». Deguy en procédait plus qu’en disciple, prolongeant, diffractant les Divagations dans ses Actes et Figurations et combien d’autres livres. Longtemps je l’avais tenu en réserve, interloqué que j’étais par sa manière étymologico-philosophique. En contact avec la vie du continent austral, veillé par l’opéra voilier de Sydney, les yeux sur l’eau « pacifique », se formèrent des phrases dont voici les bribes : le rappel de sa présence ici même autrefois, les dernières nouvelles de Jean-Luc Nancy opéré du cœur, l’imaginaire invitation à notre table de Parménide et de sa « Physique » d’aurore, la fin de la poésie activée par une avant-garde qu’il n’aimait pas, la nécessité écologique ignorée alors, l’Autre qu’était l’Australie, le fameux ornithorynque monotrème prêt à se glisser dans son œuvre. Au dessert, comme avec autant de bêtes marsupiales, nous avons joué aux tropes, énumérant hendiadis et catachrèses, louant Dame Métaphore et sa suivante Métonymie. Il me proposa de rencontrer des poètes autochtones pour sa revue, mais je devais partir en Tasmanie voir les forêts primaires et le thylacine empaillé du musée d’Hobart. Poésie comme échange présent ou ultime prise de conscience d’un archaïque néoténique ? Aujourd’hui : cette photo ensoleillée d’un Deguy des mers du Sud qu’environnent à jamais les espèces animales et langagières du monde et les dernières possibilités du poème, palintropos armoniè, « l’ajustement antagoniste ». Jean-Luc Steinmetz

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