Mallarmé linguiste avec Milner

Jean-Claude Milner entreprend de lire Mallarmé en linguiste. Le pluriel devrait s’imposer car, si Milner a fait de la linguistique sa profession, il fonde sa lecture sur l’hypothèse que Mallarmé lui-même avait une bonne connaissance de la linguistique de son temps, avant Saussure mais après la Grammaire comparée des langues européennes de Franz Bopp. On peut lire ces Profils perdus de Stéphane Mallarmé en parallèle de la Correspondance tenue par le poète entre sa première adolescence en 1854 et sa mort en 1898.


Jean-Claude Milner, Profils perdus de Stéphane Mallarmé. Court traité de lecture 2. Verdier, 144 p., 15 €

Stéphane Mallarmé, Correspondance, 1854-1898. Édition établie, présentée et annotée par Bertrand Marchal. Gallimard, 1 968 p., 65 €


Le titre du livre de Milner renvoie au vocabulaire de l’art de peindre. On parle de « profil perdu » quand « le sujet est représenté de dos, le visage tourné vers le côté, en sorte que le spectateur en aperçoit un peu moins de la moitié ». Telle est donc la méthode qu’il entend mettre en œuvre et qu’il différencie des « portraits en pied » représentant le poète en majesté « entouré d’accessoires qui lui valent les préférences de l’interprète ». Même si « l’entreprise d’Alain Badiou se détache, au point de permettre une expérience de pensée », on peut lui reprocher de peindre un « portrait de face » qui a tout du portrait d’apparat, lequel peut être un chef-d’œuvre comme le portrait d’Innocent X par Vélasquez mais n’emporte pas la conviction de Milner. Lui préfère « le détail, profil perdu du réel ». Il nous offre donc une demi-douzaine de chapitres tous centrés sur un détail de l’œuvre de Stéphane Mallarmé.

Le morceau de bravoure est évidemment la vingtaine de pages consacrées au seul mot ptyx, dont Mallarmé écrivit à Lefébure préférer qu’il n’existe dans aucune langue afin de lui « donner le charme de le créer par la magie de la rime ». Or ce mot est employé par Victor Hugo dans le poème « Le Satyre » de La Légende des siècles, où il est un autre nom du Janicule – un nom inventé, sans doute déjà, dans un contexte riche en inventions verbales. Mallarmé n’avait pas forcément lu La Légende des siècles dans son intégralité ; il pouvait aussi avoir rencontré ce mot avant de l’enfouir dans sa mémoire. On accorde volontiers à Milner que l’important en l’affaire est que Mallarmé ait pensé créer un mot « par la magie de la rime » et que l’inexistence préalable de ce mot, pour être préférable, n’est pas une condition impérative. Il est néanmoins difficile de le suivre quand il juge inintéressant d’ouvrir un dictionnaire grec, en l’occurrence celui de Planche, que Mallarmé pouvait consulter, à la différence du Bailly qui ne fut publié qu’en 1894. Le mot ptyx y figure, comme nom commun présent chez les poètes, depuis Homère jusqu’aux tragiques, avec le sens général de quelque chose qui se plie, qui peut être le pli d’une étoffe, un coquillage, une tablette ou un feuillet pour écrire. Il est difficile de croire que Mallarmé n’ait à aucun moment songé à ouvrir son dictionnaire de grec, ni donc dirigé sa rêverie vers la richesse de sens de ce mot qu’il pensait inventer et qui contenait déjà le vide comme le bruit de la mer dans la coquille.

Jean-Claude Milner, Profils perdus de Stéphane Mallarmé. Court traité de lecture 2

Stéphane Mallarmé, par l’Atelier Nadar © Gallica/BnF

Milner préfère aller dans une tout autre direction, que lui inspirent les ouvrages de grammaire comparée disponibles en français du temps de Mallarmé. Il remarque ainsi que u et y fonctionnent comme des semi-consonnes et que, avec p, t, k, s, les quatre consonnes que l’on entend dans « ptyks » et les trois lettres de « nul », on a la gamme complète des consonnes et semi-consonnes indo-européennes selon Bopp : liquides, occlusives labiales et dentales, gutturales, sifflantes. Il est donc possible de conclure que « le ptyx n’est autre que le sonnet lui-même ou plutôt il le devient, une fois noué au mot nul ».

Le livre s’ouvre sur un étonnant chapitre consacré aux constellations. Celles-ci, évidentes pour l’œil, n’ont cependant aucune existence propre : « seules existent les étoiles qui les composent », dont nous savons aussi qu’elles peuvent être extrêmement éloignées les unes des autres. Cette pensée est stimulante, mais le plus troublant est ailleurs : dans le fait que Milner parle des « vingt-quatre lettres » de l’alphabet. Nul, bien sûr, n’est à l’abri d’un tel lapsus, a fortiori s’il a dans l’esprit les vingt-quatre chants de l’Iliade et de l’Odyssée, découpés par Aristophane de Byzance, qui attribua à chacun une lettre de l’alphabet. Milner laisse ainsi le soupçon durer une dizaine de pages, avant de préciser que ce nombre est donné par Mallarmé lui-même, qui met en relation ces vingt-quatre lettres de l’alphabet avec les douze syllabes de l’alexandrin. Reste à comprendre comment il arrive à ce compte. Littré présente le /z/ comme la « vingt-cinquième et dernière de l’alphabet », le /w/ ayant été introduit dans notre alphabet pour « conformer notre écriture à celle de plusieurs peuples du Nord ». Milner conjecture que Mallarmé pourrait avoir fait « un pas supplémentaire » et avoir exclu la lettre /k/, « proprement grecque ou, plus généralement, étrangère ». Une telle exclusion pourrait aussi s’expliquer comme une réaction contre l’usage massif que Leconte de Lisle fait du /k/. Reste à vérifier si Mallarmé a vraiment un lipogramme en /k/ et /w/ dans ses poésies.

Avec Un coup de dés, « Mallarmé termine son œuvre sur le hasard » mais ce mot qui « revient inlassablement dans ses écrits […] caractérise tout d’abord la structure de la langue » et l’on peut se demander s’il n’annonce pas la thématique saussurienne de l’arbitraire du signe. C’est au fond la question récurrente que pose cette lecture linguisticienne de Milner : à la fois, il est possible de montrer en Mallarmé un lecteur attentif d’ouvrages de linguistique – ou plutôt de « grammaire » comme on disait alors –, à la fois, il faut bien constater que, s’il pressent tel ou tel concept qu’allait développer ensuite la linguistique, il n’est pas un fondateur de cette discipline. Il médite certes sur la relation entre ce qu’il appelle son et ce qu’il appelle sens, et l’on pourrait voir là la distinction du signifiant et du signifié, à ceci près qu’il ne pense pas l’arbitraire de leur relation, et qu’il ne distingue pas, ce que Saussure sera le premier à faire, « le signifié, interne à la langue, de la chose signifiée, extérieure à la langue ». Mallarmé est d’abord un poète, et sa méditation sur les relations entre son et sens est celle d’un poète qui se préoccupe surtout des relations entre poésie et prose après la disparition de Victor Hugo et, déjà perceptible dans son œuvre propre, celle de l’alexandrin.

Jean-Claude Milner, Profils perdus de Stéphane Mallarmé. Court traité de lecture 2

Stéphane Mallarmé, par l’Atelier Nadar © Gallica/BnF

Milner fait aussi le portrait d’un « homme double » que les autres voient en chef d’école et qui s’en défend mollement, ou plutôt sur un ton équivoque. Bien sûr, les jeunes poètes – la plupart de ceux qu’il nomme sont désormais oubliés ou proches de l’être –, mais la question pressante est celle de la survie de la poésie après Hugo. À moins que ce ne soit celle de la prose si l’on peut admettre l’idée d’une écriture artiste qui n’aurait rien de poétique.

Homme double, Mallarmé l’est aussi, dans la mesure où l’on peut voir en lui un lecteur de la presse anarchiste, qui se met lui-même « en grève de la société » et peut ainsi « la regarder fixement, sans risquer l’aveuglement ». Le poète peut ainsi s’émouvoir du « pauvre enfant pâle » que la misère conduira à la guillotine. Si l’on peut ainsi parler d’une « sociologie de Mallarmé », il serait sans doute plus juste de parler d’une politique. Mais quelle serait-elle si c’est l’ivrognerie dominicale des ouvriers qui le frappe ?

Milner s’est « abstenu de conclure à la fin du parcours », laissant « au lecteur le soin, s’il le souhaite, d’emboîter les fragments ». Ne souhaitant pas conclure à sa place, il nous reste à nous plonger dans l’énorme volume de la Correspondance. On y voit certes l’atelier du poète, ses doutes et ses lectures. Mais on y ressent aussi la lente transformation du statut social de Mallarmé, perceptible à la notoriété (pour nous) de ses correspondants et au ton qu’adoptent les uns et les autres. Le professeur exilé à Tournon qui écrit au ministre pour être affecté à Sens apparaît, quelques centaines de pages plus tard, comme celui à qui s’adressent tous les grands noms de la littérature, ceux qui sont restés tels à nos yeux. Dès lors, il n’est plus guère question de doutes chez cet homme qui n’a même pas atteint les soixante ans.

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