L’œuvre entêtée

Souvenons-nous de la passion de Marc Aurèle pour les toupies et de ce qu’en disait Pascal Quignard dans Les désarçonnés : « L’empereur Marc Aurèle aimait dans les toupies qu’elles ne fissent que revenir. Sans cesse revenir. Sans fin revenir [1]. » Étrange et perpétuelle giration. La toupie ne peut avancer qu’à condition de tourner sur elle-même, en creusant continuellement l’axe qui assure son mouvement. C’est bien cette dynamique qui inspire l’écriture du Dernier royaume, depuis presque vingt ans : Pascal Quignard ne cesse de cartographier les mêmes lieux, de traverser les mêmes époques, de déplier les mêmes concepts, d’interroger les mêmes obsessions structurantes, tout en dessinant une poétique de l’éternel retour qui l’oblige à une figuration toujours vacillante de ce qu’il appelle le « Jadis », ce temps sans fond qui est devenu la pierre d’angle de son lexique et qui définit la poussée sans cesse active de l’origine, sous quelque production symbolique que ce soit.


Pascal Quignard, L’enfant d’Ingolstadt. Grasset, 288 p., 20 €


Œuvre en toupie. Ou plutôt, devrait-on dire, œuvre entêtée. Car c’est bien le motif de l’entêtement qui est au cœur de L’enfant d’Ingolstadt, dixième tome de ce Dernier royaume. D’après le conte des frères Grimm, qui lui donne ici son titre, l’enfant d’Ingolstadt est un enfant entêté. Le mot doit être entendu de façon littérale, en détachant bien le préfixe, selon l’habitude d’un écrivain, Pascal Quignard, qui n’aime rien tant que spéculer littéralement, au ras des mots.

« En-têté », donc, l’enfant d’Ingolstadt l’est : alors qu’il est plongé dans le sommeil irrémissible de la mort, des visions continuent de l’assaillir, des rêves s’agitent sous ses paupières et affolent son corps sous la sépulture. On a beau remettre son bras sous terre, il n’a de cesse de ressurgir. Ce conte est comme la cellule allégorique de l’ouvrage. Il formule de façon ramassée ce que l’auteur cherche à méditer, par fragments et détours associatifs, à l’échelle du livre. Quignard précise alors : « Le mot en-têtement affirme qu’il y a une poussée dans le crâne plus forte, plus têtue, plus entêtante que la conscience. […] Quelque chose d’extérieur au langage est resté accroché mystérieusement dans la cavité céphalique et ne peut être délogé. Il y a une tête, plus ancienne, sans voix, sans vocalisation intériorisée, sans conscience. […] Le rêve, voilà le maître des images ».

Pascal Quignard, L’enfant d’Ingolstadt

« Courses de taureaux », par Pablo Picasso (1934)

D’un coup, comme une basse continue à laquelle on aurait manqué de prêter attention, on se met à percevoir le tempo de cette œuvre, dans une plus juste mesure : il s’agit pour l’écrivain de récapituler l’histoire de la peinture figurative depuis ce motif de l’en-têtement. La véritable peinture est toujours « entêtée », avance-t-il, c’est-à-dire toujours fidèle aux images qui la tourmentent malgré elle et qui viennent de plus loin que la claire et pleine conscience. En amont des images, il y a une empreinte plus archaïque, une figuration plus originaire qui obsède la tête du peintre et à laquelle son trait cherche à donner passage ; ni belle, ni réaliste, ni forcément esthétique, cette image primitive ne saurait relever des classifications traditionnelles car son surgissement précède toute forme de rationalisation.

Le livre de Pascal Quignard nous invite alors à parcourir ces images du plus lointain qui hantent l’art figuratif depuis ses origines : grandes fresques préhistoriques qui réveillent sur les parois de la grotte les grands prédateurs que l’on rêve ou que l’on craint ; peintures pornographiques qui ne cessent de figurer la scène originaire que l’on ne verra jamais et qui préside à nos jours ; natures mortes qui ne sont en rien des vanités mais plutôt des effigies d’offrandes alimentaires que l’on destine aux morts pour se protéger de leur retour ; crucifixions qui, loin de toute sublimation, représentent davantage le vieux fond sacrificiel qui fut à l’origine cynégétique de l’homme. Au-delà des grands motifs de la peinture, Quignard s’intéresse aussi aux formes sur lesquelles elle s’imprime ; et là encore, c’est le même souci archéologique qui guide son investigation et qui cherche à révéler la part maudite qui se cache derrière tout support pictural : le cadre du tableau provient du « templum » que l’augure dessinait dans le ciel pour y lire le dessein des dieux ; le disque du « tondo », qui connut son apogée à la Renaissance, réintroduit dans l’univers du visible la forme primitive de l’œil, indémêlable de la fascination qui immobilise la proie sous le regard de son prédateur ; à Rome, on appelait « images » les têtes des aïeux qui avaient été sculptées dans la cire après leur mort de façon à pouvoir être ressorties lors des fêtes rituelles ; les « madras » désignaient ces dessins blancs exécutés par les femmes indiennes sur des bouses séchées, pour attirer sur elles la fécondité. Partout l’origine de l’art est obsédée par le rêve, le sang, la mort, le sexuel, la prédation, l’excrémentiel. Elle reconnecte l’homme à sa nature profonde, à son cerveau archaïque.

Pascal Quignard, L’enfant d’Ingolstadt

Emblema en mosaïque représentant des colombes, Villa Hadriana

Tous les grands artistes demeurent entêtés par ces images-là. L’enfant d’Ingolstadt en propose alors la ronde – brisée à travers le temps – comme pour mieux en souligner le surgissement continu, en dehors de toute perspective évolutionniste de l’art. Les taureaux de Picasso répondent aux bisons de Lascaux ; les toiles ensemencées de Pierre Molinier rejouent la figuration excrémentielle des « godhanis » indiennes ; les rognures collées de Biagio Pancino redessinent la mosaïque de Sôsos, à Pergame, cette nature morte originelle qui représente un pavement de déchets et que les Grecs appelaient la « maison sale » (asarôtos oikos). Et puis, il y a tous les autres, œuvres et siècles confondus : Alberti, Robert Nanteuil, Rembrandt, Le Corrège, Chardin, Beham, Stoskopff, Morandi, De Coninck, Michel-Ange, Zurbarán, Claude Mellan, Pierre Skira, Der Goes. Mais les plus belles pages sont certainement celles qui sont consacrées à l’ami défunt, au peintre Jean Rustin, dédicataire discret du livre, à l’ombre duquel s’abrite le chapitre liminaire. Son œuvre, attachée à représenter la crudité des corps nus, mais aussi l’angoisse muette qui cerne le regard de ceux qui se savent traqués dans une animalité que plus rien ne dissimule, n’a jamais transigé avec cet entêtement du plus obscur. Ses images touchent au plus brûlant de ce que nous sommes.

Pascal Quignard poursuit avec cohérence son anti-traité des beaux-arts qu’il déploie depuis une forme-œuvre devenue si singulière, faite d’un brassage hétéroclite des savoirs, rognant à tout-va sur les vestiges d’une bibliothèque où peu de regards portent encore, avançant par bifurcations et embranchements successifs, comme si la démonstration trop droite trahissait elle aussi le fonctionnement entêté de l’esprit, plus volontiers associatif que pleinement ordonné. Car c’est là l’ambition profonde de ce dixième tome : soutenir un éloge paradoxal du « faux », rappeler que le fond de l’activité psychique est indémêlable du rêve et du désir hallucinatoire qui l’anime ; et réaffirmer, par conséquent, que le peintre (et l’écrivain avec lui), en restant fidèle à ce faux-là, à toutes ces images que plus rien ne censure, se rapproche davantage du vrai que toutes les sublimations esthétiques et décoratives qui tentent de le dissimuler.

On pénètre un peu plus la boîte noire de ce Dernier royaume. Engagé lors de la parution de Vie secrète, il y a exactement vingt ans [2], le cycle commence à se révéler pour ce qu’il est : une vaste critique de notre raison pure. Avec patience, dans le contretemps des modes littéraires, à l’écart des nouveaux mots d’ordre qui trop souvent aseptisent le discours sur les arts, Quignard réclame un peu d’ombre, une fidélité plus grande de l’homme à sa propre nuit, une errance titubante à l’intérieur des productions de l’esprit, toujours plus sauvages que proprement culturelles.


  1. Pascal Quignard, Les désarçonnés, Grasset, 2012, p. 263.
  2. Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1998.

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