Commencer et recommencer Dostoïevski

Une œuvre peut se dissoudre dans un nom connu et reconnu et par là glisser sans heurt vers cette forme délabrée d’oubli qu’on appelle notoriété. Ou bien rejaillir sous un aspect inattendu et vivifiant qui a pu recueillir son souffle : on lit aussi les dictionnaires comme des romans. Et de surcroît le Dictionnaire Dostoïevski de Michel Niqueux se présente comme un riche kaléidoscope, une tapisserie de miroirs mobiles de l’homme et de l’œuvre, au gré du lecteur.


Michel Niqueux, Dictionnaire Dostoïevski. Institut d’études slaves, 316 p., 24 €


Une âme profuse que celle de Dostoïevski, et de profuses réceptions : études, témoignages, photographies d’époque, illustrations, gravures, tableaux, filmographie, adaptations théâtrales, correspondances, incidences et influences… Rien ne manque et pourtant rien ne se trouve ni surtout ne se voudrait achevé, clos : Dostoïevski sera toujours au-delà de A à Z, et la vie d’un tel dictionnaire est aussi un appel constant à son enrichissement. On ne saurait trouver ni espérer d’achèvement au brassage d’une telle vie intellectuelle. L’homme et le créateur sont bouillonnements, remous, pressions et mouvements. On ne peut conclure là où, précisément, tout n’est que cosmos mis en route, élan, ouverture et recherche sans fin.

« Un sténographe prenant tout en note », ainsi se définit lui-même Dostoïevski. Impatient de vérité, il est irruption, sa langue elle-même est éruptive. Elle est tout âme toujours trempée de chair. Dostoïevski, tout de hâte, ne veut jamais en rester là, et les entrées multiples du dictionnaire sont autant de portes battantes qu’a laissées son passage. Aucune ne peut ni ne doit à ce jour se refermer. Un dictionnaire ne se referme d’ailleurs pas comme un tombeau : il offre tout, sans permettre à rien ou quiconque de cloîtrer ou de clore. C’est le champ des mesures et (dans le cas de Dostoïevski) la carrière des vésanies. Et parce que rien n’échappe, pour le lecteur, de ce qu’il montre, rien ne peut échapper non plus de ce qui manque ou bien souffre d’une place messéante. Un dictionnaire ne veut jamais tenir le dernier mot : il remet au lecteur des outils de recherche. Il reste en construction et en chantier.

Le Dictionnaire Dostoïevski de Michel Niqueux : recommencer Dostoïevski

Statue de Dostoïevski à Moscou © D.R.

Pour le lecteur, entreprendre l’ordre alphabétique est une démarche faussement rassurante : on sait qu’il est possible de filer d’un coup plus loin avant de revenir à la sagesse comptée des poteaux indicateurs. Ce sera une goulée d’un autre air que de suivre à grands ahans Dostoïevski comme une réalité qui échappe mais se tient bien là, en tous ses aspects idéologiques et linguistiques. Ni sa pensée ni son écriture ne se présentent comme explicatives : elles sont exploratrices. Il est impossible de le comprendre par la seule raison. Il nous force à sortir des limites de celle-ci. C’est une bonne chose.

Pour autant, le dictionnaire garde bien sa raison d’être. Ce qui nous est déjà connu rend une nouvelle visite à notre connaissance agréablement alertée ; et, par cela même, tout ce qui nous est encore inconnu se donne mieux à être connu. Les dictionnaires d’ailleurs sont les seuls ouvrages d’étude qui jamais ne livrent une ligne d’ennui. Avec eux, c’est un plaisir singulier d’antichambre, de long cours, de sous-sol et de laboratoire réunis. Cela s’éveille partout et s’agite comme volées de friquets dans les tonnelles, et en fin de compte Dostoïevski s’y trouve à l’aise : le foisonnement est son milieu.

On lui aurait souhaité quelques frères d’esprit, ici absents ou presque absents. Des éditions ultérieures peuvent facilement réparer cette lacune. Un dictionnaire n’a pas de point final. Il ouvre des recherches.

Ainsi, Georges Bernanos, écrivain par excellence des forces du mal et de l’ambivalence du malheur, eût certainement mérité un article plutôt qu’un simple rappel de son nom. Avec, bien sûr, Sous le soleil de Satan, La joie, etc., mais par-dessus tout Monsieur Ouine, Bernanos est dans l’exacte ligne et l’exacte force de Dostoïevski. Tous deux nous entraînent dans une même violence intérieure et les mêmes vertiges. Tous deux aussi (et ce n’est pas un hasard de leurs personnalités respectives) ont connu cette situation particulière d’écrire une partie non négligeable de leur œuvre hors de leur patrie, par choix : Europe pour Dostoïevski (1867-1871), Baléares (1934-1936), puis Brésil (1938-1945) et Tunisie (1945) pour Bernanos.

Ce sont deux errants qui n’ont de cesse de se mettre en porte-à-faux avec leur société. Ils furent, chacun à sa façon, les écrivains des « deux abîmes, celui d’en haut, l’abîme de l’idéal le plus élevé, et celui d’en bas, l’abîme de la chute la plus profonde et la plus malodorante » (voir Les frères Karamazov, cité par Michel Niqueux).

Une entrée Paul Bourget, dans une moindre mesure, aurait pu également figurer, avec Le disciple (1889, traduit en russe l’année même de sa parution, ce qui est significatif) et L’étape (1903, traduit dès 1904). Les thèmes de ces deux romans ne sont pas étrangers à la thématique russe et aux évolutions (comme à l’impact en France) de Tolstoï et de Dostoïevski. Tout cela sur fond de rapprochement politique des deux nations, avec le voyage du tsar en France, notamment sa venue à la cathédrale de Reims et au champ de manœuvres de Mourmelon (1901) dont les magazines de l’époque (L’Illustration et Armée et Marine) offrent de larges reportages photographiques. Le praticable intellectuel n’est jamais dressé bien loin de la scène politique.

Et faudrait-il oublier Charles-Louis Philippe, véritable dostoïevskien dans la chair, et chez qui la souffrance était « devenue comme une manie » ? Il écrit dans une de ses lettres : « j’ai lu L’idiot. Voici l’œuvre d’un barbare ! » C’est un éloge. Sa fragilité même fait de Charles-Louis Philippe le plus pur dostoïevskien de la langue française : « j’ai la crise de moi-même ». Ou bien encore : « Maintenant il faut des barbares. Il faut qu’on ait vécu très près de Dieu sans l’avoir étudié dans les livres, il faut qu’on ait une vision de la vie naturelle, que l’on ait de la force, de la rage même. Le temps de la douceur et du dilettantisme est passé. C’est aujourd’hui le commencement du temps de la passion » (voir les Lettres de Charles-Louis Philippe). Grâce entre autres à Charles-Louis Philippe (Bubu de Montparnasse, mais aussi les récits, les contes et les articles) se continue sans artifice littéraire un chemin français de Dostoïevski : « comme si nous n’étions rien que de la chair, de la maladie et de la mort. »

Le Dictionnaire Dostoïevski de Michel Niqueux : recommencer Dostoïevski

Statue de Dostoïevski à Baden-Baden © CC/Gerd Eichmann

La réception et l’influence complexes de Dostoïevski en URSS, notamment avec l’éclosion littéraire de la NEP et un écrivain comme Leonid Leonov (Fin d’un petit homme, Les blaireaux, 1924, Le voleur, 1928), eussent été à leur tour intéressantes à présenter et à analyser. Tout comme les articles sur Dostoïevski, respectivement dans le tome 3 de l’Encyclopédie Littéraire (1930) qui avait pour rédacteur en chef Lounatcharski, et le tome 2 d’une nouvelle Encyclopédie Littéraire (1964) dont le rédacteur en chef était Alexei Sourkov.

Anatoli Lounatcharski lui-même a écrit d’intéressantes études sur Dostoïevski, notamment en 1926 et 1931 pour préfacer les œuvres, études chargées d’ambivalences sinon d’ambiguïtés où l’admiration le dispute à la réserve politique obligée, et c’est un exercice d’équilibre sinon parfois de contorsions, une mise en garde saupoudrée de mitigation : « Il serait presque inconvenant pour l’homme d’aujourd’hui, fils de la révolution et artisan de son triomphe, de ne pas connaître un géant comme Dostoïevski, mais il serait tout à fait honteux et, pour ainsi dire, socialement malsain de subir son emprise. » Quand l’idéologie cherche à prendre le pas sur la vie… Aujourd’hui, nos sociétés en savent encore quelque chose.

En URSS, l’intelligentsia se trouvait contrainte de suivre les offensives politiques du régime. En même temps, elle pouvait se sentir la gardienne et la garante du passé culturel. On ne peut parler de révolution culturelle en Union soviétique, mais d’un pouvoir peu sûr en fin de compte de sa légitimité, et adaptant le verrouillage de la pensée selon les priorités de ses luttes politiques : en un mot contrôle des sources et pose de compteurs pour leur débit.

On peut encore vivre, çà et là, et chez nous, des choses tout aussi étranges, comme par exemple la pose (plutôt la tentative de pose) de compteurs réglementaires pour la langue et ses contenus. Jusque dans la réception de certains auteurs et de certains thèmes (par exemple André Chénier et son poème L’Oaristys), ou bien dans l’usage même de la langue qu’on voudrait réduire à servir l’idéologie.

Mais c’est oublier que la langue est d’abord la vie, et heureusement Lamartine a su être aussi un bon lecteur de Sade (La chute d’un ange). La vie supplantera toujours l’idéologie, c’est l’une des singulières leçons du dernier grand roman de Leonid Leonov, La forêt russe (1953). Leonov s’était pourtant soumis au régime stalinien et lui restait soumis, mais sans pouvoir s’empêcher de prospecter.

Malraux (détenteur, à bon droit, d’une place dans le dictionnaire qui nous intéresse) rappelle à sa façon l’ordre des choses : « Il ne faut jamais lâcher la terre. » En tant que liberté même. Dostoïevski précise : « Je peins toutes les profondeurs de l’âme humaine. » Ce n’est pas vraiment le dessein des manipulateurs de la culture et des œuvres. Malheureusement pour eux, la terre n’offre pas de planche égale et vierge où une idéologie pourrait graver définitivement les lettres qui l’accréditent.

Revenons et restons à la sagesse exploratrice de Michel Niqueux, qui sait si bien chez Dostoïevski faire entendre, partager et s’accroître sans fin cette résonance d’écriture et de vie mêlées, à laquelle les langues des censures ne peuvent jamais atteindre.

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