L’atelier des poussières, un livre que la mort, en janvier 2018, de l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens a empêché parfois, ralenti souvent, peut-être même interdit, a surgi pourtant d’un sentier qui ne menait nulle part, sinon à une forme de retraite, comme à rebrousse-poil. Et c’est bien d’une inversion qu’il s’agit ici, d’une forme d’essai qui magnifie l’envers du décor.
Ici, Marianne Alphant célèbre l’éternelle scorie de la pensée, la part sinon maudite en tout cas mauvaise, inutilisable, que toute activité de la pensée, menée au plus haut point de l’art philosophique, ne peut s’empêcher de produire, de contenir. Faire la poussière, ne serait-ce que parce que le verbe faire est délicieusement équivoque, signifiant aussi bien la fabriquer que s’en débarrasser, deviendra après la lecture de cet ouvrage une activité plus féconde que n’importe quel cours de yoga, à moins qu’au contraire vous ne décidiez, séduit par la perplexité alphantienne, de plonger dans l’abîme : « Poussière encore et partout. L’éliminer, la contempler, l’élever, la comprendre. »
Armée d’un balai, Marianne Alphant rassemble une matière prolixe. Elle convoque les manuels consacrés à la bonne tenue de la maison, fait la liste des valets, réels ou fictionnels, ceux de Molière ou ceux de Kant, de Hegel ou de Descartes. Elle récapitule, soupire, elle songe. Elle regarde dans le vide avec une dextérité sans pareille. Elle se souvient de cette nuit où son amie Anne, à l’École normale supérieure, fatiguée de travailler sur la logique de Hegel, oublie d’éteindre une bougie, du noircissement total de la chambre après un début d’incendie et de ses notes « couvertes d’une poussière noire, collante : il nous faut un chiffon pour nettoyer ça. Prends cette brosse, je vais t’aider ». Nettoyer la poussière tout en devisant sur la dialectique du maître et de l’esclave : « Après tout, disait Anne, chaque métier a ses salissures, même la philosophie. On peut considérer la fonte de mon bougeoir comme une épreuve de la pensée » ; Hegel commence sa vie comme précepteur, « un cran plus haut que valet de chambre, un cran plus bas qu’intendant ou secrétaire ». Et Marianne Alphant de nous représenter celui qui nous proposera de sortir de cette condition par la Phénoménologie de l’esprit, « partageant la chambre des enfants, leur vie, leurs repas, au besoin leurs jeux […] Hegel, ou même Friedrich, rangez les livres des enfants, surveillez la façon dont ils se tiennent à table, enseignez-leur l’Histoire sainte, les bonnes manières et leurs privilèges. Friedrich, apprenez-leur à se comporter en maîtres ».

Au terme de la lecture de cet essai étonnant, qu’en est-il du lecteur, de l’auteur ? Qui est le domestique, qui est le maître ? Cette fragmentation du sujet Alphant qui ne se donne jamais comme une complétude, est-ce une posture littéraire, artistique, ou un moyen de se dégager ? Une façon de « revenir à la dialectique des consciences en passant le fer, l’une qui craint la mort et l’autre qui la méprise. Même pas peur, dit le maître, mais toi, vil esclave, regarde-toi, poltron, couard, laquais, trembleur, au travail, à ma botte, on croit entendre le Dom Juan de Molière qui demande à son valet un échange d’habits pour se protéger de ses poursuivants, Sganarelle qui proteste et Dom Juan qui insiste, Bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de mourir pour son maître ». Si cette dialectique signifie aujourd’hui quelque chose, c’est aussi bien dans les rapports de pouvoir entre oppresseurs et opprimés qu’en notre for intérieur, où s’affrontent sans cesse la peur et le courage, la soumission et l’outrecuidance du moi.
Avec sa « douceur inflexible », Marcel Proust tyrannise Céleste Albaret, lui reproche d’avoir glissé dans une pile de mouchoirs usés des mouchoirs neufs qu’on aura beau laver quatre ou cinq fois, repasser, « Monsieur le sent, à croire qu’il est à l’affût, Je vous ai dit, Céleste, qu’ils ne sont pas assez fins, c’est une espèce de chatouillement aux narines quand je me mouche ». Et le maître de s’emparer d’une paire de ciseaux à ongles et de déchiqueter le mouchoir « jusqu’à ce qu’il soit en lambeaux et jeté au sol. Est-ce que vous avez compris, maintenant ? ». Marianne Alphant va au bout de cette tension et de son ambivalence, elle travaille ce brouillard de la conscience de l’intérieur par l’excellence d’une mise en page de nos paradoxes. L’atelier des poussières est sans doute, par la façon dont l’autrice ne cesse de déconstruire le récit de la dialectique du maître et du serviteur, son ouvrage le plus personnel.