César buissonnier

Quel rapport entre César et toi, voilà la question, simple et complexe, qui se pose à Marianne Alphant. Mais son propos n’a de cesse de se dégager de ce qui pourrait apporter une réponse trop contraignante. Face à la figure impressionnante de César, à sa présence à tous les étages de notre culture, à la fascination qu’il aura exercée sur tant de personnages et d’écrivains avant elle, elle nous entraîne dans une aventure sur le terrain. Parcourant tous les lieux décrits par la guerre des Gaules, avec un allant digne d’une légion romaine, sa proposition est celle d’une pure « joie buissonnière » dans l’épaisseur même de l’Histoire.


Marianne Alphant, César et toi. P.O.L, 336 p., 18 €


Marianne Alphant, née en 1945, a travaillé dix ans comme critique à Libération (jusqu’en 1992), pour diriger ensuite (jusqu’en 2010) les Revues parlées initiées par Blaise Gauthier au Centre Pompidou. Cette revue vivante, non publiée, dont les pages étaient autant d’événements que l’on feuilletait, a fait de Beaubourg un haut lieu de densité intellectuelle, dont beaucoup gardent un souvenir nostalgique.

Auteur d’un remarquable essai sur Pascal, Tombeau pour un ordre (Hachette Littérature, 1998), de multiples ouvrages sur le peintre Claude Monet (parmi lesquels Monet. Une vie dans le paysage, Hazan, 1993) ou sur le XVIIIe siècle (Ces choses-là, P.O.L, 2013), de romans dont le premier, L’histoire enterrée, mettait déjà en scène un champ de fouilles, Marianne Alphant a toujours procédé comme un archéologue, par petits coups de pioche, pour pénétrer son sujet dans le respect de son élaboration par couches successives.

Mais ici, son sujet, César, est pressé d’avancer. En dix jours, il fait bâtir un pont sur le Rhin : Caesar pontem fecit. Ou bien, ailleurs, « cent vingt tours élevées dans la nuit, avec une rapidité prodigieuse, incredibili celeritate ». La légendaire rapidité césarienne a imposé à l’auteur sa cadence, pour notre plus grand bonheur, car l’écriture de Marianne Alphant dont l’esprit de finesse n’est plus à démontrer nous fait parcourir au galop les Gaules ancestrales : « les doigts dans la crinière de son cheval ou pied à terre un instant pour en considérer à nouveau les sabots extraordinaires, fendus en forme de doigts. Alexandre avait Bucéphale, César cet étalon qu’il est seul à pouvoir monter. Le cheval de Gergovie, d’Alésia. Celeritas, chère célérité ».

César, premier élément du titre, est né à Rome pile en 100 avant J.-C. et il est assassiné dans cette même ville à cinquante-six ans. D’abord tribun militaire puis questeur, il se retrouve un jour à Gadès et pleure de jalousie devant la statue d’Alexandre. Une nuit, il rêve qu’il viole sa mère. On lui explique qu’il s’agit en réalité de la mère terre. Il s’emparera avec violence de la Gaule chevelue qui deviendra, à quelques écarts géographiques près, ce pays qu’on appelle la France.

Nommé consul, César choisit parmi les provinces romaines celle des Gaules qui va, selon Suétone, offrir « à son ambition un vaste champ de triomphes ». Il part en Gaule cisalpine avec six légions, en porte le nombre à douze au cours de huit ans de guerre. Huit campagnes, deux incursions en Angleterre, deux sur la rive droite du Rhin, un million de morts et un million d’esclaves. « Isolement et doubles chaînes pour les grands chefs gaulois, traitement à part pour Vercingétorix, la plus belle proie. Celui-là, ne le quittez pas des yeux, humiliez-le, brisez-le si le cœur vous en dit, mais conservez-le vivant pour le triomphe. » Le roi des Arvernes sera égorgé six ans plus tard alors que César monte les marches du Capitole à genoux « à la lumière des candélabres portés par quarante éléphants ».

César et toi, de Marianne Alphant : César buissonnier

Fosse du Ier siècle avant notre ère, dans laquelle les squelettes de huit chevaux et de huit hommes ont été retrouvés. Fouille effectuée en février 2002 au pied de l’oppidum de Gondole sur la commune de Cendre (Auvergne) © Ulysse Cabezuelo, Inrap

Marianne Alphant nous emmène in situ, là où se sont déroulées les grandes batailles de la guerre des Gaules. Elle déterritorialise la connaissance livresque avec la même passion du réel qu’un Ignace de Loyola retournant sur le mont des Oliviers pour voir l’empreinte des pieds du Christ, en prenant soin de vérifier de quel côté était le pied droit, de quel côté le pied gauche. Certains lieux sont propices au souvenir historique et se proposent même comme de divins « théâtres d’opérations psychiques ». Mais souvent il n’y a presque rien, « tu tournes sur toi, tu reviens sur tes pas, quelque chose a eu lieu qu’il faut rattraper ». Marianne Alphant cherche « dans le creux d’herbe où écouter la terre, son cœur, les morts. Est-ce l’endroit, le bon endroit ? Comment savoir où cela se joue ? »

Il faut dire que l’on dispute encore de la localisation exacte des batailles, des ponts construits et détruits par César, ou de l’emplacement exact de son embarquement pour la Bretagne. Et si chercher les traces de la présence de César dans le paysage français est une aventure toujours passionnante, elle permet aussi de retourner aux sources de l’histoire de l’archéologie française. À Sainte-Hélène, durant ses insomnies, Napoléon dictait à son valet ses observations pour son Précis des guerres de Jules César. Son neveu, Napoléon III, reprendra le combat et le poussera encore plus loin. Il engage des fouilles colossales pour déterminer le site de la bataille d’Alésia, en Côte-d’Or. Il rédige une Histoire de Jules César et fonde le musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye. Il dit : Mon César. « Que les hommes de pouvoir se passionnent pour un chef de guerre, rien d’étonnant. Mais toi ? », demande Marianne Alphant.

César, personnalité LGBT avant l’heure, était appelé « la femme de tous les maris ». Ses soldats criaient : « César a soumis les Gaules et Nicomède César ». Suétone raconte qu’il annonce au Sénat qu’il soumettra les Gaules ; « Cela ne sera pas facile pour une femme », lui rétorque une voix. « Je ne sache pas que cela ait empêché Sémiramis de régner sur la Syrie, et les Amazones de posséder jadis une grande partie de l’Asie. » Un César féministe et féminin pourrait avoir quelque chose à dire à notre époque mais il s’en fout, « sa tenue à cheval acquise en s’exerçant à galoper en tenant ses mains entrelacées derrière son dos », il est trop occupé à dicter à deux secrétaires à la fois en chevauchant par les champs. Marianne Alphant a parfaitement su désincarcérer du texte de César ce qui est pure énergie, elle nous le rend irrésistible, elle nous le donne. La fascination n’empêche pas Marianne Alphant de secouer la doxa d’une romanisation réussie qui nous aurait sauvés des mains des barbares. Contrairement à Freud cherchant obstinément la signification des rêves absurdes, elle cherche le rêve absurde qu’a été la guerre des Gaules.

Elle brosse à rebours le rêve romain et traque le souvenir d’une civilisation pré-romaine, que les peuples gaulois ont vécue et consommée sans laisser de trace écrite. Même si César fait une place dans son récit au discours de l’ennemi, en particulier à son désir de liberté, il n’en reste pas moins qu’il est là pour écraser l’ennemi. L’exemple des soldats de César marchant sur la terre, « tassant le sol, murant pour des siècles la tombe aux cavaliers de Gondole », cet étonnant et bouleversant site archéologique de l’époque gauloise, au pays de Dôme, juste à côté de Gergovie, est à cet égard une des images les plus frappantes du texte. Comme le dit Montaigne, qui joue le rôle d’un véritable Guide des Égarés dans cette promenade archéologique que nous propose Marianne Alphant, « on marche sur la teste des vieux murs ». Elle ne veut pas simplement marcher au-dessus du passé, elle nous entraîne, comme la Sibylle guidant Énée aux Enfers, dans les profondeurs : « Tu as sept ans, peut-être huit, tu descends derrière ton père les marches glissantes, grossièrement taillées, vers l’habitation primitive, les petits os, l’empreinte, une tombe, et ce qui s’invente ici, brusquement et pour toujours, le goût des reliques. »

Les phrases souvent nominales permettent de retirer du récit la conjugaison des temps. Au passé simple, temps du récit et de l’action, utilisé par César, le livre oppose une présence, la concomitance des strates temporelles. Sur le terrain, tout fait signe : « Les lieux font signe, les objets les plus simples aussi, un gobelet, le savon, l’ardoise, des mots celtes, souviens-t’en. » Les grands auteurs sont posés sur la même étagère que les choses vues au musée : « Dés et jetons, épingles à cheveux, strigile, cuillère à fard, monnaies bellovaques. Tout petits aryballes. » La poétique de l’auteur raccourcit le chemin qui nous mène à ce que Bernadette Soubirous, contemporaine de Napoléon III, avait désigné en langue d’oc par le mot aquero : « pur instant d’exaltation, dérèglement cardiaque, infime, invisible : un signe ».

Devant un tableau de Monet ou la carte des conquêtes, Marianne Alphant est travaillée par cette même tentation du dehors. Elle veut voir où était le peintre lorsqu’il peignait, où se tenait César avant d’attaquer. Elle veut voir le combat, elle veut nous montrer la mort. Elle nous rappelle à quel point notre lien à l’Histoire, la représentation que nous nous faisons des événements historiques, a partie liée avec ce qu’il y a de plus intime. Au fond de nous, face à un miroir, il devient possible alors d’emprunter la figure de Marlon Brando dans le rôle de Marc-Antoine : « tu descends toi aussi les marches une à une, ton passé, un corps entre les bras ». César, c’est toi.

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