L’adieu à la mer d’Aral

Sur ce qui était le fond de la mer d’Aral s’étend le saxaoul, seul gros arbuste qui accepte de pousser sur des terres salées, caniculaires l’été, glaciales l’hiver. Ses racines vont puiser jusqu’à vingt mètres de profondeur pour y chercher l’eau saline qui hydratera ses feuilles minuscules. L’Ouzbékistan a décidé de planter des surfaces entières de cette broussaille afin de fixer la terre. La mer d’Aral est donc définitivement morte, et la Banque mondiale elle-même a cessé de financer tout projet de faire revenir l’eau. À défaut, la Chine a entrepris des prospections pétrolifères et gazières. Afin de comprendre les causes de cette disparition, Cédric Gras, grand voyageur et géographe, a décidé de remonter jusqu’au Pamir le cours de l’Amou-Daria, « le Nil de l’Asie centrale », qui alimentait jadis cette mer.

Cédric Gras | Les routes de la soif. Stock, 248 p., 20,50 €

Piètre consolation : il existe au nord « la petite mer d’Aral », alimentée par le Syr-Daria dont l’eau est retenue par une digue érigée au Kazakhstan. Le niveau est de 4 m et des poissons y ont été réintroduits. Elle ne représente cependant que 10 % de l’ensemble alors que la mer d’Aral équivalait à deux fois la Belgique, soit 68 000 km2, mais était peu profonde. À présent, les voitures circulent sur un sol craquelé, couvert de sable et de plaques de sel que les Ouzbeks appellent « le désert d’Aral ». Au milieu du XIXsiècle, lors de la conquête de l’Asie centrale par le tsar, deux goélettes en pièces détachées avaient été convoyées à dos de chameau. Elles servirent à dessiner les rives et à sonder les profondeurs. À bord, de 1848 à 1849, se trouvait le célèbre poète et peintre romantique ukrainien Taras Chevtchenko, condamné à la déportation pour son nationalisme. Il était chargé d’étudier et de peindre le littoral.

Depuis les années 1960, la mer d’Aral n’a cessé de s’évaporer « avec une régularité désespérante ». Le port de Moynaq, à l’entrée sud, était le plus important d’Ouzbékistan. Chalutiers et conserveries animaient l’endroit. Cédric Gras remarque : « Avant de vider la mer de son eau, les Soviets l’avaient vidée de son poisson ». Dans les années 1980, « les six centaines de chalutiers, navires de passagers ou de fret s’échouèrent pour de bon ». Les bateaux furent désossés et envoyés à la ferraille. Un pêcheur raconte ses souvenirs : il partait en mer parfois un mois ; les meilleures années, les pêcheries produisaient jusqu’à 50 000 tonnes. Sur les plages, « il y avait des filles russes à moitié nues qui se baignaient ».  

Les Routes de la soif, Cédric Gras
Une épave dans la mer d’Aral (2025) © E.S

Certes, l’Amou-Daria n’occupe aucun podium hydrographique car son débit est un peu inférieur à celui du Rhône mais « l’aridité cruelle lui confère un rôle vital dans les républiques reculées qu’il traverse, sépare, irrigue et abreuve ». D’où le fait que ce fleuve « mythique » a été « béni comme peu, saigné comme aucun, jusqu’à s’éteindre ». Un peu en amont, Gras et son compagnon cinéaste arrivent à une retenue d’où s’écoulent les dernières gouttes du fleuve qui se perdent dans la terre. « C’était le delta, il était plein d’oiseaux », se souvient le guide. Il reste 2 000 km de méandres en amont du petit filet d’eau qui recule…  

En remontant le cours du fleuve, le coton apparaît. Sur le livre d’or d’un campement pour touristes, Gérard Depardieu a écrit : « Merci à l’abruti Nikita Khrouchtchev d’avoir asséché la mer d’Aral pour ses culottes en coton ». Le drame était attendu, il relevait d’un choix au plus haut sommet de l’État : « Les Soviets avaient préféré le coton au poisson, les tracteurs aux chaluts, les terres arables à la mer ». Ella Maillart, la grande voyageuse, de passage en 1932 sur « ce front du coton », raconte qu’il s’agissait de s’affranchir du coton américain, et que l’on fit venir des Noirs des États-Unis pour enseigner les techniques agricoles. Dans les grandes années, la région produisit 800 000 tonnes en plein désert ! Il y eut même « une mafia du coton fictif » qui gonflait les chiffres… Sur les rives, Noukous est une ville sortie du désert, quasi ex nihilo. Elle est connue pour son centre de recherche qui expérimentait le fameux poison Novitchok sur les animaux, et pour un inattendu « Louvre des steppes », fondé par le collectionneur Igor Savitsky, qui emporta, dans les années 1950, ses tableaux en disgrâce loin de la censure. 

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À chaque fois que l’auteur rencontre un officiel, la gêne du fonctionnaire est visible bien qu’il assure que la situation est sous-contrôle. La question de l’eau est un sujet sensible ! L’un d’eux explique que le canal arrose 300 000 ha de coton mais aussi des champs de blé et des rizières. Il n’empêche, Noukous est la première ville concernée par un potentiel tarissement. Pour le contrer, ressort périodiquement le projet de détourner les fleuves sibériens qui se jettent « inutilement » dans l’Arctique. À l’époque de Brejnev, il avait même été envisagé d’utiliser à nouveau « pacifiquement » des bombes atomiques pour modifier les reliefs, comme cela avait été infructueusement tenté en 1970 pour détourner la Petchora vers la Volga et la mer Caspienne. On avait procédé à trois explosions nucléaires. Plus tard, en 1989, il avait été question d’ensemencer les nuages pour provoquer la pluie.

Pour cultiver le coton, il convient de lessiver le sol afin de le débarrasser de son sel avant de répandre les fertilisants. On plante en avril et on arrose « généreusement » en juin et fin août. Soit 4 000 md’eau à l’hectare, c’est-à-dire 10 000 litres d’eau par kilo de coton qui permet de fabrique deux ou trois tee-shirts ou un jean. De surcroît, comme le plat national – le plov – est à base de riz pilaf, il n’est pas question d’éradiquer les rizières. Pour limiter l’utilisation de l’eau, l’État la fait désormais payer. Comme le fleuve, avant de revenir en Ouzbékistan, passe au Turkménistan, on accuse ce pays d’épuiser la ressource : « Un jour, ce sera la guerre », s’exclame un restaurateur. Toutefois, pour l’instant, les républiques en « stan » s’accordent sur un statu quo.

Le Turkménistan étant fort dictatorial, Cédric Gras n’est pas autorisé à suivre le fleuve ; aussi traverse-t-il en train ce qui devient un long désert en Ouzbékistan, « carré ocre sous ciel bleu ». Après une visite à Boukhara, en compagnie de touristes chinois qui s’extasient « devant les mêmes minarets que ceux que leur gouvernement rase dans la région ouïghoure », les voyageurs gagnent la ville de Termez. Ils s’enthousiasment alors sur le cours de l’Amou-Daria, « l’Oxus des Grecs ». Alexandre mit cinq jours à franchir le fleuve « grand comme une mer ». Puis vinrent les Arabes, les Mongols, les Moghols, les Turcs, les Soviétiques… 

Les Routes de la soif, Cédric Gras
Des chèvres en pâture au fond du fleuve de l’Amou-Daria © CC BY 4.0/SalievAzat2001/WikiCommons

La prise de Kaboul étant encore fraîche, la frontière afghane garde douane close. C’est d’autant plus dommage que les talibans ont créé un émoi certain en affirmant leur volonté de creuser un gigantesque canal pour irriguer ce qui fut la province antique de Bactriane, parfaitement irriguée selon Strabon. Les mollahs évoquent un ouvrage de 285 km de long qui arroserait 550 000 ha, autant que les grandes oasis d’Ouzbékistan ! Déjà commencé, il serait achevé en 2028. « Les fonctionnaires ouzbeks en ont des sueurs froides doublées de cauchemars. »

Reste le Tadjikistan qui domine la mêlée avec ses 13 000 glaciers. Mille ont déjà fondu cependant. Puisque c’en est fini de la redistribution soviétique, chaque république « s’efforce maintenant de monnayer aux autres ses avantages ». Comme le Tadjikistan a décidé de produire de l’électricité, il ferme les vannes de ses grands barrages en été, quand Ouzbèks et Turkmènes ont « cruellement » besoin d’irriguer. « C’est ce qu’on appelle joliment un conflit d’usage. » 

La route longe l’Afghanistan, où des femmes en burqa vaquent à leurs occupations. La source initiale, à proprement parler, est l’Hindou Kouch, au pays des talibans mais Gras fait justement remarquer que la plus grande réserve d’eau, entre plusieurs glaciers qui alimentent l’Amou-Daria, est le fameux Fendtchenko, un des plus grands glaciers du monde (77 km). Aidés par un alpiniste et des porteurs, les deux voyageurs entreprennent l’ascension de ce « désert à la verticale ». Aucun oiseau, quelques mousses, peut-être des empreintes de félins, rien d’autre. La fonte massive n’a pas commencé car, en quatre-vingts étés, la langue de glace n’aurait reculé que de 800 m, soit une perte de 4 %. Cependant, elle serait à présent de 200 m par an.   

Quel sera l’avenir de l’Amou-Daria, « fleuve des satrapes », dans une région qui ne laisse le choix qu’entre « fous de dieu » et autocrates parfois dynastiques ? Les nouvelles captations du fleuve et le réchauffement climatique risquent d’engendrer des conflits aigus. D’emblée, Cédric Gras rappelle en épigraphe : « Rival : du latin rivalis, « riverain ; personne qui dispute à un autre l’eau d’une même rivière » ».