Le jeune homme et la mer

Comment lire le dernier livre de Vassili Golovanov sans que la tristesse nous envahisse, sachant que l’auteur nous a quittés, allure juvénile, soixante ans tout juste, au printemps 2021 ? Il a dédié Le livre de la Caspienne, publié en 2015 à Moscou, à sa femme, Olga. Sa traductrice française, Catherine Perrel, a dédié à son tour sa traduction à la mémoire d’Hélène Châtelain (disparue au printemps 2020), qui a fait découvrir, traduire et paraître Golovanov aux éditions Verdier. Ce récit de voyage, dès ses pages de dédicaces, tisse ainsi des liens entre le passé et le présent, entre les morts et les vivants. Aussi entre la Russie et l’Orient, celui qui faisait autrefois partie de l’Union soviétique. Il débute dans le réel et erre dans le mythe, avance dans le récit et caresse le songe romanesque.

Vassili Golovanov | Le livre de la Caspienne. Azerbaïdjan. Trad. du russe par Catherine Perrel. Verdier, coll. « Slovo », 256 p., 24 €

« Géographe métaphysique », auteur du fabuleux Éloge des voyages insensés qui retrace ses expéditions dans le Grand Nord, Vassili Golovanov, cette fois-ci, part en Azerbaïdjan, à la recherche des frères perdus, de l’union désacralisée, de la foi musulmane. Il va suivre la Route de soi qui est aussi la Route du pétrole. Il est décidé à « tenter la transformation alchimique de l’espace en mots ».

Vassili Golovanov, qui est présenté comme un écrivain soviétique, indication biographique conforme à la chronologie politique de son pays, ne cesse de critiquer l’Homo sovieticus, l’Homme nouveau, programmé par le régime totalitaire communiste, prêtre matérialiste, consumériste, et retrouve au gré de son aventure son idéal : l’Homme ancien. Celui qui vit près des rochers, au bord de la mer, sur le vaste espace dénué d’arbres et de bois, dans des maisonnettes faites de pierre, qui vit avec des moutons et des chiens, ou encore avec des reliques sacrées, qui lit dans les pétroglyphes, détient le trésor des talismans antiques, dont certains érotiques. « Kamasutra », dira le Muallim, le maître. Grâce à qui on découvrira l’autre femme d’Adam – la démone sumérienne et babylonienne Lilith, son égale partenaire qui s’est enfuie, refusant de se soumettre au pouvoir masculin, et Ève fut créée alors. Une démone féministe avant l’heure, surgie dans l’immensité de la Steppe. Qui l’aurait cru ?

Les femmes apparaissent ici ou là, mythiques ou réelles, les inconnues, elles sont parfois un éclat de soleil fugace, parfois un précipice dangereux et nocturne. Les beautés comme des confettis. Pareils à ces mots en perse – farsi – qui parsèment le livre. Un plaisir personnel pour une lectrice venue de l’Inde où les langues du nord, hindi et bengali notamment, les portent sur leur peau depuis des siècles : dans sahar la ville à fleurir bagh le jardin, shahids les martyrs du pays et pour fêter Nov Ruz le Nouvel An, déguster kismis les raisins secs en échange des cauris les monnaies de l’Ancien Monde, prononcés de la même façon et utilisés au Bengale jusqu’au début du vingtième siècle. 

Dans son livre, Golovanov convie les écrivains, romanciers, poètes et philosophes, voyageurs, rois, saints, soufis, hommes d’affaires et aubergistes d’hier et d’aujourd’hui, non seulement de la Russie, de l’Azerbaïdjan, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Turkménistan, mais aussi de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Iran, de l’Inde, de la Chine… pour ne citer que quelques pays. Il roule sa caravane avec ses compagnons de route de corps et d’esprit. Son rêve : créer un ouvrage collectif. Il aimerait que son « livre n’ait pas qu’un seul auteur mais plusieurs : un Russe, un Européen, un Américain, un Iranien, un Daghestanais, un Turkmène, un Kazakh. Nous verrions alors l’espace de la Caspienne de différents points de vue, de l’intérieur de différentes langues, de différents auteurs. Et peut-être qu’alors tous ensemble nous arriverions à desserrer l’étreinte de cette tension stérile qui paralyse aujourd’hui notre « vie intérieure » pour, dans un sursaut spirituel, accéder enfin à l’universel… ». Ce projet à la fois humble – parce qu’il cède la place aux autres – et ambitieux – parce qu’il convie les autres – n’est pas sans rappeler le rêve collectif utopique de son pays, dont il est le digne héritier rebelle.

Portrait Vassili Golovanov
Vassili Golovanov © Jean-Luc Bertini

Dès le début du livre, Golovanov prédit la nouvelle guerre pétrolière qui se prépare dans le ventre de la Caspienne. Trois ans après la publication du livre et trois ans avant sa mort, en août 2018, après deux décennies de négociations, une nouvelle convention est signée pour un accord historique entre cinq pays riverains – Russie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan et Iran – qui définit un nouveau statut pour la mer Caspienne. La Russie a perdu son monopole sur le transport du gaz, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan ont désormais l’autorisation de réaliser leurs gazoducs pour ne plus dépendre de la Russie ou de la Chine ; en contrepartie, la Russie et l’Iran ont obtenu qu’aucune puissance étrangère ne dispose de base ou de vaisseau militaire sur la mer Caspienne. Golovanov n’a pas eu le temps d’écrire sur cette géographie cisaillée à nouveau par l’Histoire. 

À mi-chemin du livre, on entre avec lui au cœur de la Terre, qui est aussi le cœur du récit. La Route du pétrole, qui est aussi la Route de soi, qu’il a suivie jusqu’ici l’emmène alors au pied du volcan, et bientôt sur sa cime. Le gravir pour ressentir les boyaux de la Terre gargouiller, digérer et cracher du feu, trembler et ne jamais cesser de naître. Si l’on suit les définitions qu’il nous fournit, il est alors le guerrier qui méprise la mort, sans pour autant oublier le goût de la vie. Là, sur le lit d’argile, entre les rochers où la Mer Ancienne soulevée depuis des milliers d’années remplit le ventre de la Nouvelle Mer, la Caspienne, il « boit l’espace ». On peut se rappeler ici les Noces de Camus, le mariage entre le soleil et le rocher qu’il y célèbre.

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L’éblouissement est aussitôt teinté de regret, le regret d’un urbanisme expéditif, précaire, qui vient violer ce paysage idyllique. L’eau a modelé la Nature, à l’allure toujours vierge, tandis que le pétrole a perverti le mouvement de l’Homme, lui a fait construire les bâtisses ici, les a abandonnées là, puis les a repeuplées. Les hommes descendent de la montagne, envahissent les villes, suivent la Route du pétrole pour leur maigre survie, deviennent des réfugiés dans leur propre pays. Presque comme un romantique naturaliste, Golovanov regrette sans jamais délaisser l’Homme démuni. En véritable humaniste, il retrouve dans des cafés échoppes délabrés les humbles, les délaissés, ceux qui se contentent de si peu pour être heureux. Lorsqu’il découvre enfin sa Caspienne, dans la splendeur des couleurs – vert, bleu, turquoise, rose –, dans l’infini recommencement des lignes entre la terre et la mer, c’est comme s’il découvrait non seulement le paysage mais la matière même qui le constitue, ses éléments premiers – pierre, rocher, argile, sable – entre l’eau et le ciel, entre le vent et la lumière. Et c’est là qu’il a « la sensation de se dissoudre complètement dans le monde… de devenir le bruit des vagues, la caresse de soleil sur la joue, un petit grain de ce monde qui reste beau malgré toutes les offenses que les hommes lui font subir ».

Saluons le travail de traduction remarquable de Catherine Perrel, qui fait résonner la voix de l’auteur russe à travers cette version française limpide et riche, avec la parfaite petite dose de manque pour le texte original qui nous donne le désir de le découvrir. Si La fin de l’homme rouge, le chef-d’œuvre explosif de Svetlana Alexievitch, nous bouleverse, nous rend fous et insomniaques comme ses protagonistes le temps de la lecture et pas seulement, le livre de Vassili Golovanov nous réconcilie avec l’Histoire terrible et sanguinaire de la Géographie mouvante, non pas par l’omission ou par un quelconque enchantement naïf, mais grâce à sa quête mystique, grâce à un lyrisme qui n’est pas tant formel que substantiel. Il replace l’Homme dans ses éléments, dans le monde minéral. C’est lui-même. Son âme comme un miroir. « En lui tout un peuple vit et parle. » Il n’adoucit rien mais retrouve la douceur. Au cœur du paysage né de la lave et des rochers, face à la mer ivre de pétrole, singulière, sublime, sa mer.


Shumona Sinha est écrivaine. Elle a consacré un livre à ses liens avec la littérature russe (Le testament russe, Gallimard, 2021). Dernier livre paru : L’autre nom du bonheur était français (Gallimard, 2022)