L’encyclopédie Echenoz

Un projet de 1997 frappe le lecteur du Cahier de L’Herne consacré à Jean Echenoz. C’est un des inédits proposés : « Vie de Dominique Zardi ». Les amateurs de Chabrol ou de Mocky ne connaissent que Zardi. Avec son compère Henri Attal, ils formaient un duo de deuxièmes ou troisièmes rôles indispensables dans la machine comique ou sarcastique des cinéastes. Duos, machine, drôlerie, il n’en faut pas plus pour entrer dans l’univers d’Echenoz.


Johan Faerber (dir.), Cahier de L’Herne Jean Echenoz. L’Herne, 240 p., 33 €


Des duos, on en compte de très nombreux dans les romans de Jean Echenoz. Citons Pons et Pontiac dans L’équipée malaise, Bernie et Max dans Au piano, Tausk et Pelestor dans Envoyée spéciale. On pourrait citer Bouvard et Pécuchet mais non, c’est ailleurs. Laurent Demanze, cela dit, montre en quoi Paul Salvador, producteur dans Les grandes blondes, est à sa façon un encyclopédiste. Classer le tracasse et la tâche est délicate. Pas plus aisée que pour les deux héros de Flaubert. Question de méthode.

Cahier de L’Herne Jean Echenoz : l'encyclopédie Echenoz

Jean Echenoz (2019) © Jean-Luc Bertini

Le chiffre deux n’est pas anodin dans l’œuvre d’Echenoz. En règle générale, tous ses romans fonctionnent sur un mouvement centrifuge : Baumgartner et Ferrer, dans Je m’en vais, se côtoient, se croisent, se cherchent. Et Victoire, héroïne d’Un an, s’est enfuie croyant Ferrer mort, avant que Baumgartner ne la retrouve. Là, on lira avec intérêt (et amusement) ce que dit éprouver Florence Delay : « La sensation agréable d’être mené par le bout du nez tourne au léger désagrément, à la fin, de se dire qu’on n’a rien compris ». Alors oui, on se demande comment et pourquoi on éprouve un léger désagrément et un plaisir intense à lire Echenoz.

Le maitre d’œuvre de ce Cahier, Johan Faerber, s’efforce de répondre avec sérieux. On pourrait parler d’application si quelques contributeurs ne manifestaient pas un peu de fantaisie. On y reviendra. Le Cahier est construit en quatre « méridiens », autant de chapitres introduits par le concepteur, suivis d’un texte inédit d’Echenoz, et d’articles d’universitaires ou d’écrivains. Parmi ces derniers, certains sont de vieux amis, de ceux qui, selon l’expression de Patrick Deville, s’envoient des fusées de détresse de temps à autre ; outre celui de Deville, on lira le texte amusant d’Olivier Rolin sur la rue Echenoz (qui n’existe pas encore), ceux de Jean-Christophe Bailly et de Gérard Macé. Pierre Michon est présent pour une version très personnelle de la première rencontre, qui aurait pu se produire boulevard Bourdon. Mais non, ils se sont connus à Poitiers.

Il y a aussi les « héritiers » Minuit, comme Julia Deck, Tanguy Viel et Laurent Mauvignier, qui n’est pas échenozien mais quand même un peu car tout le monde hérite d’Echenoz comme de Beckett. Il y a les pas-Minuit, comme Maylis de Kerangal ou Gérard Titus-Carmel.

Minuit, pour commencer. L’un des textes les plus intimes d’Echenoz, Jérôme Lindon, nous en apprend pas mal sur l’entrée dans la maison. Mais Philippe Vasset révèle un secret : Echenoz n’a pas voulu être édité là parce que Robbe-Grillet, le Nouveau Roman, etc., non. Il voulait côtoyer Jacques Hillairet, auteur du Dictionnaire historique des rues de Paris. Pas moins de vingt voies parisiennes sont nommées dans chaque roman (à de rares exceptions près, comme Des éclairs ou 14) et l’une d’elles, en pente, reliant le VIIIe et le XVIIe arrondissement, revient très souvent. Pour des raisons diverses (Mallarmé y tenait salon le lundi et on ne change pas le nom d’une capitale amie), elle ne deviendra jamais la rue Echenoz. Comptons sur les édiles, spécialistes d’odonymie. Ils trouveront. Dans l’art du roman selon l’auteur de Cherokee, « les itinéraires organisent l’espace et maillent le lexique ». Et si la lecture du Hillairet vous est impossible, ne manquez pas la page consacrée dans Vie de Gérard Fulmard à la rue Erlanger. Un texte inédit relate les déambulations souvent arides dans cette rue : « La rue Erlanger n’était qu’une piste arbitrairement choisie, au service d’une idée brumeuse : celle d’explorer une artère inconnue d’où je pourrais tirer quelque chose, et que de cette prospection pourrait naitre un plan ».

Cahier de L’Herne Jean Echenoz : l'encyclopédie Echenoz

La rue Erlanger, dans le XVIe arrondissement de Paris © CC3.0/Mbzt

L’arbitraire ou le hasard sont des moteurs comme d’autres. Les oulipiens le proclament, Perec le montre, Echenoz est sur ce plan moins radical. Il aime inventer, la contrainte le permet, mais pas seulement elle. De cette inventivité, l’article du stylisticien Stéphane Chaudier témoigne. Celui-ci, qui ne manque pas d’ironie sur lui-même, classe les épithètes de l’auteur. Ce qui pourrait sembler rébarbatif est aussi réjouissant que les Coups de langue et autres démonstrations du Verbier de Michel Volkovitch. Les citations abondent, classées, analysées, qui montrent comment le romancier fabrique ses petites machines.

Pour comprendre son écriture, un propos ancien : « Il s’agit que l’action soit dans la construction du roman, dans la phrase, dans le rythme et les sons, à tous les niveaux du texte ». Les épithètes contribuent à cette mise en action. Chaudier parle de « l’effet de discordance » qu’elles provoquent. À quoi on pourrait ajouter les adverbes que recueille Jean-Baptiste Harang. Dans Nous trois, un « tauromachiquement » ou un « désordonnément » donneraient de l’urticaire à Simenon, qui « secouait » ses textes de tout adverbe avant de les livrer à l’éditeur. Un point, cela dit, réunirait le père de Maigret et l’auteur de Ravel : pas de point d’exclamation, pas de points de suspension, peu ou pas de points-virgules. Dans Jérôme Lindon, on discute virgules et points. Ça s’arrête là.

Echenoz, c’est vitesse et brièveté. Anne Sennhauser montre, par exemple, que les titres comptent peu de syllabes. Ailleurs, l’écrivain parle du passé composé comme du temps le plus rapide. Morgane Kieffer évoque quant à elle le zeugme « qui pousse la langue à l’emballement ». Il convient en effet que le moteur de la fiction tourne à plein régime, ou bien que ça sonne. Disons comme Bud Powell ou Thelonious Monk, pianistes de cœur du romancier : « On trouve par ailleurs dans le jazz des éléments de syncope, de coupure, de faux pas, de piège, de rupture, de dissonance qui sont pour moi précieux sur le plan de l’écriture. »

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Sur la ligne 6 du métro parisien © CC2.0/Dmitry Djouce

Les romans d’Echenoz déstabilisent. Les personnages sont souvent des tordus, des boiteux, voire des mutilés comme Nelson dans l’une des nouvelles de Caprice de la reine. Beaucoup de bras cassés, Jean-Pierre et Christian dans Envoyée spéciale étant en la matière des références. Et puis ça bouge sans arrêt, ou, pour reprendre Tanguy Viel, ça foisonne : « Foisonnement de figures, foisonnement de situations, foisonnement de rencontres, et jusqu’au foisonnement d’informations dans le moindre de ses paragraphes ». L’auteur de La fille qu’on appelle fait le lien avec la littérature populaire du XIXe siècle, et notamment avec Alexandre Dumas et Eugène Sue. Paris est en effet le cadre de tels romans, avec ses parties souterraines, son métro si bien décrit dans Au piano et Envoyée spéciale, etc.

Ce foisonnement, cette débauche d’énergie, ne masquent pas l’ennui, la mélancolie qui sourd des textes. Beaucoup sont des histoires d’amour, d’autres mettent en scène des êtres fragiles, comme Ravel ou Tesla. Agnès Castiglione, dans un texte vif et éclairant, fait la liste des mots d’Echenoz, dont « acédie », ce terme employé en son temps par saint Benoit. C’est une forme de la mélancolie mais, écrit-elle, « l’acédie fébrile est le régime inconfortable de la biographie échenozienne ». Cela vaut aussi pour les personnages fictifs. Ainsi Ferrer, en route pour le cercle polaire en quête d’un trésor, prend-il conscience, douloureusement, que le temps est bien long sur un brise-glace, surtout le dimanche. Ravel reste le plus atteint par cette acédie fébrile. À se demander si, à travers lui, Echenoz ne parlait pas d’un état pouvant l’affecter. Et, sans être un mélancolique, Zátopek, « dont le nom claque en trois syllabes mobiles et mécaniques », a aussi quelque ressemblance avec les précédents. Gérard Macé s’amuse beaucoup avec le Z qui termine le nom du romancier et commence celui de son héros né à Zlin. « L’ironie donne des points de côté », note-t-il. On ignore si cela empêche d’écrire. De courir, oui.

Un jour, Deville et Echenoz, qui ne cessent de se croiser à travers le monde, se retrouvent en Bouriatie. Ils font le « serment d’Oulan Oudé », promesse incertaine. Le premier vient d’écrire Taba-Taba et raconte l’histoire de son père à Mindin, asile psychiatrique. Le second est fils de psychiatre et a vécu dans divers hôpitaux. Écrira-t-il un jour cette histoire ? « On peut toujours rêver », conclut Deville. Notre dernier duo en reste là du serment.


Lire aussi l’entretien avec Jean Echenoz publié en 2017 par En attendant Nadeau.

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