Quand l’esprit vient à la main

Dans le sillage des travaux que Daniel Roche a consacrés à la « culture des apparences », le dernier ouvrage de Catherine Lanoë se préoccupe de gants, de perruques et d’éventails, accessoires emblématiques de la France d’Ancien Régime que portent femmes et hommes, de la cour à la ville, même de la ville aux campagnes. L’autrice entend éclairer les fondements matériels et techniques de cette culture, au-delà des sentiers déjà parcourus de l’histoire de la mode et du luxe.

Catherine Lanoë | Les ateliers de la parure. Savoirs et pratiques des artisans en France. XVIIe-XVIIIe siècles. Champ Vallon, coll. « Époques », 280 p., 25 €

L’enquête conduite par Catherine Lanoë porte un joli titre. Elle prolonge bien des réflexions qui figuraient dans un premier ouvrage remarqué, centré sur l’étude de la fabrication, de la diffusion et des usages des cosmétiques à l’époque moderne (La poudre et le fard. Une histoire des cosmétiques de la Renaissance aux Lumières, Champ Vallon, 2008). Mais dans cette nouvelle contribution à l’histoire des apparences, des corps et des consommations vestimentaires, elle s’affranchit des discours littéraires ou philosophiques, médicaux ou commerciaux tenus sur ces accessoires de mode pour nous entraîner au cœur d’ateliers, d’ouvroirs et de chambres où se déploie une étonnante ingéniosité technique. Situés dans quatre villes (Paris, Toulouse, Grasse et Vendôme) qui sont à la fois des marchés de consommation et des foyers de production, ces espaces sont animés par une main-d’œuvre largement féminine, aux gestes précis et séquencés qui soutiennent l’intensification progressive de la production.

La démarche est d’emblée originale puisque Catherine Lanoë propose de croiser les enseignements de deux ensembles documentaires, dont l’un est rarement envisagé pour lui-même par les historiens du monde du travail. Il s’agit d’abord de considérer les gants, les éventails et les perruques, objets anciens conservés dans les collections muséales comme autant d’artefacts archéologiques. Leur observation et leur manipulation précautionneuse, autorisées par des conservateurs bienveillants, permettent de lire les traces des étapes et des gestes techniques qui ont conduit à leur fabrication. À cela s’ajoute, plus classiquement en histoire sociale, l’exploitation des livres de comptes, bilans de faillite et actes notariés des professionnels du secteur qui renseignent sur l’organisation du travail et sur les liens de sous-traitance, sur la main-d’œuvre employée et sur l’activité concrète des artisans. Catherine Lanoë prend au sérieux ce que les chercheurs ont désormais coutume d’appeler la « culture matérielle », à savoir l’étude des objets qui nous environnent et dont on use au quotidien.

Mais elle situe moins son observatoire du côté de l’usage et de la consommation des biens qu’en amont, du côté d’un système de production et de commercialisation où se forgent des savoirs techniques et une culture pratique du métier, aptes à répondre aux sommations des marchés, aux exigences de la productivité comme aux attentes diversifiées d’un public de plus en plus large. D’une manière plus juste et précise que ne le permettent les sources normatives, les statuts et règlements corporatifs, les objets cristallisent les savoir-faire professionnels effectivement mis en œuvre. Ils rendent compte de la division du travail qui préexiste à l’organisation industrielle de la production des biens de consommation. Un cahier iconographique central en couleurs et une iconographie éparse, malheureusement moins lisible, donnent à voir la finesse des réalisations que l’on doit à la parfaite maîtrise technique de ces artisans.

Catherine Lanoë | Les ateliers de la parure. Savoirs et pratiques des artisans en France. XVIIe-XVIIIe siècles.
« Eventail de mariage : la leçon de musique » (XVIIᵉ s.) © Paris, musée Carnavalet.

La lecture de l’ouvrage est en tout point stimulante et éclairante. La description des caractères matériels des gants, des éventails et des perruques permet de comprendre comment s’élabore dans le monde de la cour, entre le XVIe et le XVIIe siècle, une codification des apparences, indexée sur la hiérarchie des dignités et des fortunes, à partir de la finesse des matériaux, de la forme des accessoires de mode et de la palette de leurs couleurs. Puis, au cours du XVIIIe siècle, leur évolution et l’apparition de multiples variations signalent l’extension de la sphère des consommations et la diffusion plus socialement différenciée de ces objets au sein de sociétés urbaines bigarrées. 

En entrant dans les ateliers, on découvre la diversité d’un monde artisanal où voisinent et collaborent véritables entrepreneurs, marchands et maîtres d’ateliers, artisans et ouvriers « prestataires de services », le long d’une chaîne productive qui sait mobiliser les sous-traitants et s’affranchit de la fragmentation théorique des savoir-faire de métier imposés par les statuts corporatifs. À rebours d’une vulgate qui a longtemps associé les corps de métier à l’immobilisme et au conservatisme technologique, Catherine Lanoë nous présente un « milieu » où se forgent, s’échangent et sont validés les procédés et les innovations, où l’on met au point avec beaucoup de souplesse des techniques d’assemblage et une division du travail efficaces, bien avant la révolution industrielle. La production de plus en plus massive et intensive de ces accessoires vestimentaires repose sur un séquençage strict des opérations de fabrication de produits semi-finis qui a ses espaces productifs dédiés, qui exige ses gestes comme ses outils spécialisés. Avec une minutie assez rare, les chapitres III à VI décrivent les procédés de traitement mécanique et chimique des matières organiques utiles pour l’affinage des peaux ou la préparation des perruques, la standardisation atteinte dans « l’industrie de l’éventail » et le travail fragmenté des peintres qui en composent les décors et reproduisent les motifs « à la mode », ou encore les « gestes et les savoirs » qui accompagnent l’assemblage des « kits » dont sont faits gants, éventails et perruques.

Près de trois siècles après le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, dans lequel d’Alembert mettait en cause l’antique hiérarchie entre « arts libéraux » et « arts mécaniques », l’ouvrage de Catherine Lanoë, partie prenante du renouveau de l’histoire des sciences et des techniques, nous plonge de manière extrêmement vivante au cœur d’une étonnante épistémè artisanale. Comme sur les chantiers de construction navale où, avant le triomphe de la science de l’ingénieur, les savoirs pratiques et techniques des charpentiers de marine sont source de progrès et d’innovations, le monde des artisans, qui rend possible et accompagne la diffusion de la « culture des apparences », est en tous points inventif. Catherine Lanoë conforte aussi ce que d’autres recherches nous avaient appris sur les capacités d’adaptation des communautés de métiers réglementées au siècle des Lumières et sur leur complémentarité avec les métiers « libres » situés à leurs marges, « chambrelans » ou faux-ouvriers » des faubourgs.

Mais elle attire particulièrement notre attention, après Clare Crowston ou Anne Montenach, sur les petites mains industrieuses de la « culture des apparences », ouvrières, brodeuses, tresseuses, couturières, assembleuses et peintres, une masse où se recrutent les sous-traitantes rémunérées à la pièce et au moindre prix, masse dépendante des donneurs d’ordres. L’essor de la « culture des apparences » et la « révolution des consommations » qui s’amorce en Europe au XVIIIe siècle offrent aux femmes la possibilité de se ménager une place dans la sphère de production à partir de l’affirmation de compétences professionnelles particulières. Si elles sont adossées aux savoirs féminins traditionnels hérités de la sphère domestique, elles ne s’y limitent plus et sont promises à participer à l’essor du textile industriel durant le XIXe siècle. Reconnaître et expliquer comment « l’esprit vient à la main » des femmes dans le monde du travail est peut-être un premier pas sur le long chemin de la reconnaissance d’une dignité laborieuse, sinon de l’émancipation.