Georg Wilhelm Pabst a connu son heure de gloire au temps du cinéma muet, lancé la carrière de Greta Garbo et offert de grands rôles à Louise Brooks. Déçu par Hollywood où il travaillait lorsque les nazis accédèrent au pouvoir, il décida de rentrer dans le Reich bien que n’adhérant nullement à son idéologie. Jusqu’où s’est-il compromis ? Le romancier Daniel Kehlmann trouve ici matière à sonder le rôle de l’art et la responsabilité des artistes face à la violence et à la guerre.
Daniel Kehlmann, dont plusieurs œuvres ont déjà été adaptées à l’écran et qui est lui-même né d’un père réalisateur et d’une mère actrice, ne pouvait que s’intéresser au grand metteur en scène autrichien. Moins pour écrire sa biographie que pour faire de sa vie un sujet de roman. Il s’autorise ainsi toutes les libertés, mélangeant volontiers, comme il aime le faire, faits historiques avérés et fiction, et n’hésitant pas non plus à incorporer au texte des personnages inventés. Il passe par exemple sous silence le fils bien réel qu’a eu Pabst au profit d’un fils imaginaire prénommé Jakob : vraisemblable à défaut d’être vrai, ce jeune homme dont l’âme d’artiste ne résiste pas longtemps sous l’uniforme nazi tient vaillamment sa place de personnage romanesque dans une œuvre affranchie de toute contrainte, et dont la vérité se situe ailleurs que dans une fidélité absolue aux détails.
Usant des ressources infinies de la création littéraire pour combler le manque d’informations ou de connaissances, le romancier imagine même ce qui a pu se dire lors d’entretiens attestés ou non (conversations à Paris entre émigrés allemands, rencontre entre Joseph Goebbels et Pabst lui-même). Les créatures de Kehlmann donnent ainsi la réplique à Carl Zuckmeyer, Hertha Pauli ou Walter Mehring, tandis que Joseph Goebbels, dépouillé de sa sinistre identité, est simplement appelé « le ministre » et devient une sorte d’archétype. Au-delà d’aspects biographiques indéniables et précis, le texte revendique donc sa vocation fictionnelle, au point que l’auteur croit devoir signaler, après les remerciements d’usage, les retouches qu’il a apportées à la vérité historique. C’est que son intention est clairement ailleurs, à aucun moment il ne se contente de relater les différentes étapes de la vie tourmentée de Pabst pour tirer de son relatif oubli l’auteur de La rue sans joie et de Loulou.

Entre le réel et la fiction se déroule ainsi un jeu subtil (tout comme entre la veille et le rêve, qui tient une grande place dans le roman), et les règles de ce jeu où interfèrent constamment deux univers sont déléguées à l’homme qui ne vit que pour le cinéma et semble toujours regarder les êtres humains à travers le viseur du réalisateur, comme s’il s’agissait d’acteurs. Pour toute chose qui s’offre à sa vue, Pabst recherche instinctivement le bon cadrage, comme si le monde n’avait cessé d’être ce theatrum mundi de l’époque baroque dont il faudrait à tout prix soigner la mise en scène. Pabst incarne celui qui vit sa vie à travers la fiction, il compose le spectacle des êtres humains comme il le ferait pour une prise de vue, confondant l’histoire réelle avec un scénario. Même lorsqu’en 1945 à Prague des insurgés braquent leurs fusils sur lui, son regard de metteur en scène semble ignorer le danger : « il suffit de changer de perspective, songea-t-il, et il imagina une caméra placée derrière ces hommes et orientant son œil au-dessus de leurs épaules, le long des canons, vers les deux personnages lourdement chargés de l’autre côté du pont. Et maintenant un panoramique, se dit-il – la caméra pivotait, les rues défilaient, etc. ».
Pour Pabst, la réalité vécue se découpe ainsi en séquences qu’il suffit d’assembler pour leur donner sens et cohérence, un travail identique au montage d’un film où lui-même excelle. Et souvent la réalité lui donne raison. Ainsi dans la suite de l’épisode pragois, où son assistant et lui cherchent leur salut en s’enfuyant vers la gare : « Pas à gauche ! S’écria Pabst. / Pourquoi ? La gare est à gauche ! / Parce que ça ne colle pas, dit Pabst. Dans le plan précédent, on est allés de droite à gauche. Si on prend maintenant la direction inverse… Ça ne va pas ! / Ils allèrent donc à droite et apparemment, c’était la bonne décision ». Pabst peut ainsi bricoler sa perception du monde à volonté, en une infinité de ces « jeux de lumière » qui donnent son titre au roman, et le personnage réel s’estompe derrière le personnage de fiction qu’en a fait Daniel Kehlmann.
Le véritable Pabst, fuyant le nazisme, a vécu et travaillé en Amérique et en France : pourquoi est-il rentré après l’Anschluss dans une Autriche devenue « Marche Orientale » (Ostmark), pourquoi s’y est-il laissé surprendre par la guerre au lieu de regagner à temps les États-Unis ? Une mère malade est-elle la seule explication ? Même si le cinéaste (auquel reste accolé depuis l’Opéra de quat’ sous le surnom de « Pabst le rouge ») n’a jamais été inquiété après la guerre et n’a fait l’objet d’aucune sanction, il reste une part d’inconnu et de mystère, des brèches où le romancier peut s’engouffrer pour expliquer, sinon excuser, la cohabitation avec un régime criminel par ce qui fait l’essence même du personnage : le besoin vital de diriger la caméra, de réaliser enfin le bon film qu’il n’a pu faire à Hollywood. « Car tout cela va passer. L’art, lui, va rester. » Et lorsque le dernier film qu’il a tourné à Prague en pleine débâcle disparaît (Le cas Molander, film jamais monté dont on ne connaît guère aujourd’hui que l’existence), le réalisateur vu par Kehlmann se remet si peu de cette perte que son génie créateur semble tari.
Kehlmann sait que le personnage qu’il dépeint est amené à se compromettre beaucoup plus qu’il ne le voudrait : combien de temps peut-il feindre d’ignorer, par exemple, ce qu’on a reproché après 1945 à la réalisatrice Leni Riefensthal, d’avoir tourné en pleine guerre avec des figurants recrutés dans un camp de concentration ? Il faut beaucoup d’aveuglement ou de mauvaise foi. Et si l’auteur n’hésite pas à porter au débit de son personnage ce dont on n’a jamais accusé le véritable Pabst, c’est sans doute pour mieux marquer les dangers d’une neutralité qui confine à la naïveté, et montrer que la réalité ne se laisse pas contraindre sans résistance, fût-ce par un grand créateur.
La vie de Pabst vue par Daniel Kehlmann est celle d’un artiste que son désir de beauté et de perfection conduit à composer, plus qu’à véritablement pactiser, avec les puissances infernales représentées par les nazis. Klaus Mann consacra un roman à Méphisto sous les traits d’Hendrik Höfgen, clone de l’acteur Gustaf Gründgens ; son père, Thomas Mann, imagina dans Le docteur Faustus un accord entre Adrian Leverkühn et le diable. Pabst partage la même époque sulfureuse et il a, toutes proportions gardées, quelque chose de Faust dans sa version kehlmannienne : l’orgueil perpétuellement insatisfait du génie. Comme son lointain parent, il trouve sur son chemin des tentateurs pour lui faire miroiter les vertus d’un pacte avec le Malin. À commencer par un certain Kuno Krämer, qui vient jusqu’en Amérique lui vanter les attraits d’un retour dans le Reich. Mais il y a surtout Karl Jerzabek, une sorte de Thénardier pourvu d’un modeste galon dans la hiérarchie nazie et qui garde avec sa famille peu recommandable le château branlant dont Kehlmann a fait la résidence autrichienne de Pabst. Ces sinistres démons conduisent finalement le réalisateur jusqu’à Goebbels, qui tel Méphisto le contraint à accepter pour travailler un pacte qu’il ne pourra plus récuser.

Pabst n’a pas, comme d’autres, choisi l’exil, pas même cette forme de retrait qu’on a appelé « exil intérieur ». Dans la version qu’en donne Kehlmann, il se frotte de trop près aux forces du Mal capables d’anesthésier son jugement. Son fils imaginaire, Jakob, si doué pour le dessin (comme le Werther de Goethe ?), se perd sous l’uniforme de la Wehrmacht en même temps qu’il perd ses mains d’artiste dans l’explosion de son char. Quant aux femmes, elles jouent autour de Pabst des rôles très différents. Leni Riefensthal penche clairement du côté des puissances obscures auxquelles elle se voue sans remords, tandis que Greta Garbo et Louise Brooks personnifient aussi bien la Beauté que le regret d’une autre vie possible, laissée comme une mue au bord d’un chemin qui a toujours privilégié l’intérêt supérieur de l’art. Reste la fidèle Trude, son épouse, toujours à ses côtés pour l’épauler – et même collaborer avec lui dans le cas du film Profondeurs mystérieuses (1949).
Georg Wilhelm Pabst est donc devenu par la grâce de Daniel Kehlmann un héros de roman, l’incarnation de l’artiste prêt à tout pour un art qu’il situe au sommet, la morale commune dût-elle en souffrir, et convaincu que « les temps sont toujours étranges. L’art est toujours inopportun. Inutile quand il voit le jour. Plus tard, avec le recul, c’est la seule chose qui en valait la peine ». La psychologie des personnages reste sommaire, c’est la rapidité des mouvements et des changements de scène qui prime, et l’auteur construit son roman à la manière d’un film, chaque chapitre portant un titre laconique (réduit à un seul mot), tel le clap qu’on effectuerait avant de tourner. Et la fiction se construit ainsi peu à peu dans l’alternance des points de vue, même si Franz Witzel, l’assistant supposé de Pabst qui termine sa vie dans un sanatorium si bien nommé Repos du soir, est censé être, bien des années après, l’ultime gardien du souvenir, alors que lui-même perd – symboliquement peut-être – la mémoire.