La ballade de Werner Herzog

Grâce à des livres comme Conquête de l’inutile ou Sur le chemin des glaces, et des entretiens, quelques grands moments de la vie, et surtout des tournages, de Werner Herzog nous étaient familiers, et plus particulièrement les rapports pour le moins houleux entretenus durant de longues années avec son ennemi intime, Klaus Kinski. Ses mémoires, qui viennent de paraître en traduction française, ont un peu la forme d’une ballade, celle d’un bon petit soldat, comme se définit lui-même Werner Herzog dans l’avant-propos, une chanson de geste légendaire parsemée d’anecdotes, de digressions historico-scientifiques et de souvenirs familiaux aux allures de contes, qui sont autant d’indices permettant de mieux appréhender la filmographie complexe et luxuriante de ce grand réalisateur.

Werner Herzog | Mémoires. Chacun pour soi et Dieu contre tous. Trad. de l’allemand par Josie Mély. Séguier, 394 p., 24,90 €

En 2003, Werner Herzog, qui voulait absolument filmer la destruction de la sonde spatiale Galileo, se rendit à Pasadena, au centre de contrôle de la mission où s’étaient réunis tous les scientifiques de la NASA pour assister à la mort de la sonde. Pour ce faire, il escalada le grillage du centre et fut bien sûr rapidement arrêté par les agents de sécurité. Mais, un scientifique l’ayant reconnu, celui-ci prévint le chef de l’agence centrale de la NASA qui donna l’ordre de le relâcher en ajoutant : « Laissez entrer ce fou furieux avec sa caméra. »

Ces mémoires sont ceux d’un fou furieux qui a filmé la folie des hommes dans plus d’une quarantaine de longs métrages. Mais ce ne sont pas les souvenirs d’un cinéaste comme il y en a déjà eu tant, constitués d’anecdotes sur les tournages et de portraits de personnages rencontrés tout au long d’une vie, car Werner Herzog, dans Chacun pour soi et Dieu contre tous, ne livre que très peu et sous  la forme de détails, presque d’indices, de renseignements sur son œuvre de cinéaste. Ce livre est celui d’un écrivain qui se souvient, entre autres choses, d’avoir tourné des films. Il a d’ailleurs déclaré dans un entretien récent qu’il pensait que, lorsque son cinéma serait oublié, sa prose et ses poèmes lui survivraient.

Né en 1942, Werner Herzog passe son enfance dans le petit village des Alpes bavaroises de Sachrang. Avec sa mère et son frère, le père étant prisonnier de guerre avant de divorcer à son retour, il grandit dans les décombres allemands de l’immédiat après-guerre, sans jouets, sans eau courante et souvent sans électricité. Entre le souvenir flou d’une ville voisine, Rosenheim, qui brûle sous les bombardements de la fin de la guerre et la fréquentation de personnages mythiques, des forces de la nature, Hercule rural comme Siegel Hans ou ermite mutique comme Sturm Sepp, il grandit « dans un état d’extrême pauvreté » mais découvre les joies du saut à ski et commence à rêver de pouvoir voler : « pas à bord d’un avion, mais tout simplement avec mon corps, sans dispositif technique ». Ce rêve qui l’amènera à tourner, en 1974, un film sur le champion suisse de saut à ski et sculpteur sur bois Walter Steiner est l’une des interprétations possibles de la dernière phrase de l’exergue de Chacun pour soi et Dieu contre nous, une citation de l’épopée de Gilgamesh : « Où est l’homme qui peut grimper au ciel ? »

Certes, il ne volera pas mais il marchera, souvent et longtemps. En 1974, apprenant que son amie Lotte Eisner, auteure de L’écran démoniaque et cocréatrice de la Cinémathèque française avec Henri Langlois, est peut-être en train de mourir dans un hôpital à Paris, il décide d’aller à son chevet et part à pied de Munich  pour un périple qu’il a relaté dans Sur le chemin des glaces. Quelques années plus tard, en 1982, il décide de faire à pied le tour de l’Allemagne, pour manifester son souhait de la réunification. Au bout de mille kilomètres, il tomba malade et il ne reste de ce voyage que quelques fragments retrouvés de son journal qu’il a insérés dans ses mémoires : « L’Allemagne est là, face au lever de soleil, sans avoir été acquittée et contemple avec ses champs éventrés le ciel qui n’a rien à dire. »

Werner Herzog, Mémoires-Chacun pour soi et Dieu contre tous
Werner Herzog © CC BY-SA 2.0/erinc salor/WikiCommons

Depuis, il marche, traversant les Alpes en 1986 : « Ce matin s’étirait devant moi tout le chaînon montagneux karstique de la Steinernes Meer, « la mer de pierre ». Les oiseaux m’ont réveillé », et allant jusqu’à déclarer en 1999 que « le tourisme est un péché et voyager à pied est une vertu ».

Et le cinéma ? Tout commence en 1954, quand, habitant avec sa mère dans une pension à Munich, il rencontre un jeune acteur hors normes, Klaus Kinski, dont les frasques et la folie impressionnent ce garçon de douze ans, sans qu’elles l’empêchent de tourner ensuite cinq films avec lui : « Je savais à quoi je m’exposais, quand je décidai de travailler avec lui quinze ans plus tard. »

Quelques années plus tard, il « emprunte » une caméra à l’Institut allemand du cinéma de Munich, après s’être initié à son maniement dans une encyclopédie, pour tourner ses premiers courts métrages. Puis, en 1968, il réalise un long métrage, Signes de vie, à la thématique proche de celles d’Un balcon en forêt ou du Désert des tartares, l’histoire d’un soldat allemand, confiné en Crète, après avoir été blessé, à la surveillance d’un fort, croyant décrypter, dans ce qui l’entoure, tout un ensemble de signes qui finissent par le rendre fou. Vaguement adapté d’une nouvelle d’Achim von Arnim, L’invalide fou, le film est aussi le prolongement d’une image, celle de centaines de moulins à vent que Werner Herzog avait vus, quelque temps auparavant, dans une vallée en Crète.

Ce premier long métrage, Ours d’argent au festival de Berlin, contient déjà, en germe, la plupart des obsessions de Herzog : l’absurdité du monde, la solitude de l’homme dans l’univers, son envie de pouvoir et son besoin de s’élever, dans tous les sens du terme, pour exister, jusqu’au moment où tout bascule dans la folie. Son film suivant, Les nains aussi ont commencé petits, est le plus nihiliste. Cette histoire de nains qui se révoltent, pour rien, sans raison, dans un camp de redressement, est la peinture d’un monde cruel, cynique, dans lequel des insurgés, ne sachant pas pourquoi ils le sont, font tourner en rond, indéfiniment, une voiture.

Puis viennent les grands films des années 1970 : Aguirre, et son tournage difficile avec Klaus Kinski déjà incontrôlable,  L’énigme de Kaspar Hauser, dont, détail amusant, la traduction en français du titre original est Chacun pour soi et Dieu contre tous, Cœur de verre, dans lequel les acteurs étaient, parait-il, sous hypnose, pratiquée par Herzog lui-même !, La ballade de Bruno avec Bruno Schleinstein, personnage étonnant, qui avait passé sa jeunesse entre hôpitaux psychiatriques et prisons, voulant  apparaître dans les films sous le nom de Bruno S. : « le Soldat Inconnu du cinéma. Il émanait de lui une profondeur, un tragique et une sincérité que je ne vis que rarement sinon jamais sur un écran. »

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Il évoque bien sûr Fitzcarraldo, Kinski et le bateau, mais son film Ennemis intimes et son livre Conquête de l’inutile (dont il reprend quelques lignes ici) montraient déjà à quel point l’expérience fut apocalyptique.

Werner Herzog a aussi réalisé de nombreux documentaires, avec souvent, comme dans ses films de fiction, des personnages hors du commun, comme cet homme qui voulait protéger les grizzlys en Alaska et qui finira dévoré par eux, ou des prisonniers dans le couloir de la mort aux États-Unis ou bien encore les enfants soldats du Nicaragua qu’il filma en 1984 dans La ballade du petit soldat dont quelques extraits, aussi poétiques que terribles et émouvants, des notes de tournage, figurent dans le livre.

Beaucoup d’autres rencontres sont évoquées dans Chacun pour soi et Dieu contre tous, son amitié avec Bruce Chatwin, dont il adapta l’un des romans dans Cobra Verde, mais aussi ses rapports avec les jumelles Chaplin, dont l’autre finissait la phrase commencée par l’une et qui se servaient mutuellement de miroir.

Mais ses mémoires fourmillent également, presque dans chaque chapitre, d’informations sur la provenance de certaines images ou métaphores présentes dans ses films comme celles de la voiture, des moulins à vent ou du bateau à vapeur hissé sur la montagne de Fitzcarraldo, que même son créateur n’est pas sûr de comprendre : « Je sais que c’est une métaphore majeure, mais une métaphore de quoi, je ne puis le dire »tous ces indices formant un puzzle auquel il manque fort heureusement encore quelques pièces, une cartographie secrète de la vie et de l’œuvre de Werner Herzog, qui, s’il n’a pas réellement réussi à s’envoler, s’est quand même élevé très haut.


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