Une narratrice anonyme décline sa jeunesse, du collège à l’université, à travers le récit de quatre moments marqués par l’expérience amoureuse. Tragique, drôle et touchant, le premier roman de Naomie Valovits, à la fois minimaliste dans son intrigue et ample par son style, est avant tout un roman dans lequel tout semble premier, et en même temps où l’on a l’impression de lire plusieurs œuvres en une.
Chaque chapitre suit une narratrice, selon le point focal de ses relations amoureuses, de la classe de troisième jusqu’à l’université. Le premier se démarque radicalement des trois suivants par sa langue, son ambiance et sa tonalité. La narratrice, dont le nom ne nous est pas donné, construit son univers par touches et suggestions. On comprend assez vite qu’il s’agit d’un milieu scolaire où sont mentionnés les enseignants, les matières et surtout la question, cruciale, de l’orientation qui donne son titre au premier chapitre, « Le tri ».
D’emblée, l’univers semble enfantin ou en tout cas circonscrit dans une forme d’espace autonome et abstrait que les personnages, dont on comprend qu’ils sont probablement en classe de troisième, désignent par des expressions comme « près de la rivière », « à quelques rues de là » ; et le lointain, interne à la ville qui du reste n’est jamais nommée, apparaît comme une menace proférée par le monde des adultes : « Les seules options de ce type dont semblait disposer Sam l’obligeraient à aller dans un endroit que les professeurs citaient parfois en guise de menace quand nous n’écoutions pas ou n’avions pas fait nos devoirs […] une vieille bâtisse immense et aux murs sales, loin derrière l’autoroute, de l’autre côté du pont qui marquait la ville ».

Le travail d’écriture de Naomie Valovits parvient avec brio à nous rendre sensible cet espace interstitiel de l’adolescence, pris entre le monde adulte et celui de l’enfance. Une tension profonde anime le style de l’écrivaine. Sa langue est recherchée, presque précieuse par endroits, recourant volontiers à l’imparfait du subjonctif, mais elle contraste avec la réalité prosaïque des personnages, inquiets pour leur avenir scolaire, et les termes employés pour désigner le sort de ceux que la narratrice qualifie de « spectres » ou de « sacrifiés ». Outre l’abstraction, le premier chapitre du récit est aussi enfantin par de tels concepts qui contribuent à une atmosphère de conte fantastique où l’orientation scolaire apparaît comme le seul vrai rite de passage à l’âge adulte, il n’est pas original de le dire. Mais plus originale est la précision avec laquelle Naomie Valovits parvient à faire ressentir la fracture presque comique propre à ce rite, à la fois banal par son aspect scolaire, en tout cas du point de vue rétrospectif de l’adulte, et tragique du point de vue de l’adolescente qui y est soumise et qui sait à quel point l’école peut être le lieu où se scellera de manière irrémédiable son destin.
Ce premier récit de la sortie amorcée de l’enfance est programmatique autant qu’en rupture avec le reste du roman. Une fatalité tragique semble à l’œuvre, actée bien avant la naissance, et le passage à l’âge adulte, étiré sur plus d’une décennie, se révèle une lente et inéluctable chute hors d’un Éden perdu. Il faut bien dire que sortir de l’enfance, c’est souvent se confronter au monde adulte sans toutefois l’être devenu totalement soi-même. C’est ainsi que l’histoire racontée par la troisième partie, entre la narratrice et un étudiant alors qu’elle-même est encore lycéenne, est profondément ancrée dans ce désarroi.
Au sein de cette dynamique, la succession des chapitres repose sur un certain hermétisme entre eux. Jamais, ou alors à peine, le temps d’une allusion, la narratrice ne fait référence à une partie antérieure, au point que chacune peut être lue comme un récit autonome. L’intrigue est par ailleurs escamotée, suggérée et jamais la narratrice ne développe l’histoire d’une relation ou d’un personnage de manière linéaire, explicite et exhaustive. À ce titre, l’élégance du style de Naomie Valovits, ou plutôt sa fluidité, permet d’osciller entre l’immédiateté du langage parlé et la composition d’une longue prose plus littéraire, si bien que la parole est toujours à la fois vivante et rétrospective.
Loin de n’être qu’une coquetterie, ce parti pris crée des effets stylistiques de décalage et d’humour. En un sens, tout est plus ou moins raconté « en passant », avec une certaine ironie et surtout une certaine distance qui procède autant d’une narratrice qui se distingue par son détachement que d’un certain caractère vivant et amoral de la jeunesse. Le personnage qu’il nous est donné de vivre est ainsi une figure hybride qui offre une saisie absolument profonde et juste d’un espace de la vie qui est une entrée à jamais recommencée dans la vie adulte et sa dimension érotique et amoureuse.