Deux cœurs simples : entretien avec François Bégaudeau

Vingt ans exactement après son premier livre (Jouer juste, Verticales, 2003), François Bégaudeau décrit un demi-siècle d’amour vécu par deux « cœurs simples », Jeanne et Jacques : qu’est-ce que l’amour quand on en retire les rebondissements de la passion et les affres de l’introspection psychologique ? Le romancier évoque avec EaN ce projet singulier, qui inscrit la description amoureuse dans le monde matériel et social.

François Bégaudeau | L’amour. Verticales, 96 p., 14,50 €

Une histoire à bas bruit. François Bégaudeau nous prend par la main durant 89 pages. Il nous raconte Jeanne et Jacques sans rebondissements ni drames. Deux adolescents qui finissent vieux. L’amour raconte cinquante années. Les sentiments ont toujours été à la mode. Les écrivains s’attardent sur les histoires d’amour électriques, toxiques, violentes, rocambolesques et inédites. François Bégaudeau emprunte un chemin inverse. Il décrit la majorité : les silencieux. On voit Jeanne et Jacques se construire. Ils traversent le temps et la routine. François Bégaudeau décrit également, à travers cette romance dépassionnée, un mode de vie, celui des classes populaires. Un hommage aux parents et aux voisins d’en face, loin des strass et des paillettes. Il le fait simplement. Il ne force rien. L’écrivain disparaît du paysage ; il ne la ramène pas. On pourrait s’interroger. Deux êtres qui ne réclament rien, ne commentent même pas leur propre existence : pourquoi en faire un livre ? Il s’intitule L’amour mais ils n’en parlent jamais. Justement. C’est sa force. Les sentiments et la tendresse sont partout sans le crier à chaque ligne. François Bégaudeau nous lie du début à la fin avec Jeanne et Jacques. On s’est posés dans un jardin, à Paris, pour parler de L’amour entre deux gorgées d’eau.

Portrait de François Bégaudeau pour l'Amour
François Bégaudeau © Jean-Luc Bertini

Votre livre, L’amour, est court : 89 pages. Pourquoi un petit livre ? 

Il a toujours été court dans mon esprit. Pourquoi ? Peut-être parce que j’avais comme fantôme en tête Un cœur simple de Flaubert, un lien inconscient. Un cœur simple, qui est tout petit par la taille, et que j’ai beaucoup lu, raconte toute une vie en quarante pages. Avec L’amour, je savais que je voulais faire un livre très elliptique, concis, je ne voulais pas faire un roman bavard avec des commentaires : il n’y a pas de moments analytiques. Si l’on retranche tout ça et qu’on se tient uniquement aux faits, en essayant de les charger le moins possible, ça donne une prose très économe. Je ne l’ai jamais imaginé long, ce livre. 

Le livre file tout droit. Un texte sans chapitre. C’est venu en écrivant ? 

Non. C’est conscient. Je sais très bien ce que je fais lorsque je ne mets pas de chapitre. C’est un truc que j’ai déjà exploré dans d’autres livres. La découpe en chapitres est d’une certaine manière mensongère par rapport au flux de la vie. Comme le livre fait le pari de ne jamais être dans l’événementiel ou dans le dramatique, il essaie de rendre compte d’un truc qui n’a pas de rupture, qui s’appelle « le temps ». Il y a des accélérations, des moments plus mous ou plus distendus, mais aucune montée en tension. Il fallait vraiment que la prose soit au diapason. Je ne voulais m’aider de rien, je ne voulais pas de béquille pour faire passer le temps. Il y a des béquilles que l’on connaît bien lorsqu’on raconte. Les chapitres sont très pratiques pour faire passer les années. Il y a aussi des marqueurs du genre « trois ans plus tard ». Je ne voulais pas de ça. Je voulais tellement que « le temps » soit toujours là que je ne voulais pas le signaler. 

Tout au long du livre Jeanne et Jacques traversent des épreuves de la vie. Des morts, des naissances, des premières fois et des doutes, mais tous les moments importants sont balayés, ils traversent le livre de façon presque anonyme.

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Comme le livre fait le pari de ne jamais être dans l’événementiel ou dans le dramatique, il essaie de rendre compte d’un truc qui n’a pas de rupture, qui s’appelle « le temps ».

Je ne dis pas que ce sont des moments qui ne comptent pas dans une vie. Objectivement, perdre un père ou une épouse, c’est très important. C’est vécu douloureusement, ce sont des marqueurs forts dans une existence. Mais on revient à mon ambition de départ : mon parti pris anti-dramatique a fait que j’ai eu tendance à sous-jouer ces moments. J’ai préféré les faire passer par la bande. Je signale qu’ils ont un enfant mais je le fais en décalé sans m’attarder sur l’événement. Je ne parle pas, par exemple, des mois de grossesse ou de l’accouchement. 

D’ailleurs, il n’y a ni joie ni peine lorsque Jeanne annonce sa grossesse à Jacques. La discussion s’oriente immédiatement vers l’organisation. 

C’est un principe d’écriture qui m’est apparu très tôt. Des choses qui seraient traitées psychologiquement ou métaphysiquement ailleurs, dans d’autres livres, je voulais les traiter matériellement. Ces vies, celles que je raconte dans L’amour, c’est un peu ça. Ces gens-là ne sont pas dénués de profondeur ni de métaphysique. Je ne dis pas que les petites gens sont sans profondeur, mais les vies de prolos, les vies des classes moyennes, sont des vies matériellement impérieuses. Ça m’avait frappé lorsque ma sœur s’est mariée – elle appartient à ce genre de milieu –, je l’ai entendue parler de son mariage et elle ne parlait pas en termes psychologiques, du plus beau jour de sa vie ou je ne sais quoi, elle parlait exclusivement organisation. Concrètement, les jours et les mois qui précédent un mariage, ce sont des moments d’organisation ; ça vaudrait pour le deuil aussi. Cela nous aide bien dans un premier temps, de nous accrocher à des choses matérielles : les fleurs, prévenir la famille, les proches, la taille du cercueil, etc.  

Dans le livre, j’ai essayé de démontrer que la vie amoureuse est constamment tressée à la donnée matérielle. Ce qui n’a pas du tout valeur de déconstruction de l’amour, mais en tout cas c’est vécu comme tel. Chaque fois qu’il y a un moment qui peut être traité en faisant monter de grandes arabesques psychologiques, je le traite matériellement. Beaucoup de choses passent de cette façon. Lorsque Jacques annonce à Jeanne qu’il va sûrement s’engager dans l’armée parce qu’il en a marre de bosser avec son père, ils ont une conversation. Jeanne lui donne un tas de raisons de ne pas y aller, des choses matérielles et techniques. Elle ne lui parle pas de ses sentiments. Alors qu’elle ne lui dit qu’une seule chose à ce moment-là, c’est son amour. Elle l’aime mais elle ne le dit pas. Elle tente de le retenir en lui parlant de choses matérielles.

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Pour quelle raison ils ne se disent jamais de mots d’amour durant leurs cinquante années de vie commune ? 

C’était la base. Mon idée était de faire passer l’amour par tout un tas de choses, de mettre l’amour partout sauf dans les mots. Je pense que ça correspond aussi à une certaine façon de vivre la chose amoureuse chez pas mal de gens, y compris moi. Ce n’est pas une affaire de classe sociale. Il y a parfois de la pudeur ou bien on ne trouve pas les bons mots. Il y a tout un tas de choses qui font qu’on peut être réticent aux discours amoureux. 

Tout au long des pages, vous mettez en avant des expressions, vous les moquez, comme « avoir la main verte » ou « en faire toute une montagne ». C’est un egotrip ? 

Non. J’aime bien donner à mes personnages des attributs constants qui sont un peu marrants. Jacques a un blocage : il ne comprend pas le langage figuré. Il prend toutes les expressions au pied de la lettre et il trouve que ça ne va pas. C’est un peu pour m’amuser que je l’ai fait mais on peut l’analyser plus sérieusement : c’est un livre qui tente de se tenir au ras des pâquerettes et Jacques aussi. On pourrait être méchant et dire qu’il est « bas de plafond » mais ce n’est pas du tout ce que je pense. D’ailleurs, il est très porté sur les étoiles. Il a aussi une vie intérieure, l’espace l’intéresse, mais pour lui un chat est un chat. 

Tout à l’heure, en arrivant, je vous disais que j’avais peu de questions parce que le livre est très simple. Que ce soit dans l’histoire ou l’écriture. 

Cet été, j’ai relu le livre de Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, et je me suis dit que si le livre sortait maintenant, il serait foutu parce qu’il a un premier chapitre impossible. C’est trente pages où l’on ne comprend rien : un chapitre qui est en dehors de l’histoire. Son éditeur a tenté de le retirer mais Malcolm Lowry y tenait. Ce grand livre n’aurait eu aucune chance aujourd’hui quand on connaît le fonctionnement des journalistes, des critiques, mais aussi de certains lecteurs. Beaucoup d’écrivains actuels, malins, s’arrangent toujours pour avoir une entrée de livre un peu accueillante. Emmanuel Carrère que j’aime bien est très bon pour ça, il prend par la main. 

Et votre livre ? 

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J’aime bien que les choses parlent d’elles-mêmes, comme si le livre s’écrivait tout seul.

Si on en revient à L’amour, c’est un livre simple ; une histoire universelle. Il faut ajouter à cela ce que je disais tout à l’heure en parlant de l’absence de commentaires. Je peux aimer, je l’ai déjà fait ici ou là, commenter ce qui arrive mais j’aime bien que les choses parlent d’elles-mêmes, comme si le livre s’écrivait tout seul. Dans L’amour, il n’ y a pas d’épaisseur réflexive. Les gens n’ont pas le temps de penser à ce qui leur arrive, c’est rare qu’on prenne le temps de penser à ce qui nous arrive, et je ne voulais pas du surplomb du narrateur. Le temps qui passe se suffit à lui-même. 

Pourquoi faire un livre sur l’amour alors qu’il est partout ? 

Je ne dirais pas que l’amour est surestimé mais, dans l’ensemble des propositions fictionnelles, cinéma et littérature pour aller vite, l’amour est hyper représenté. Il est très important dans la vie des gens, peut-être que ça tient aussi à des calculs putassiers, notamment dans le mainstream, où l’amour serait un peu notre lot commun. Je me suis fait une réflexion il y a une trentaine d’années, lorsque j’ai commencé à beaucoup lire et à regarder énormément de films. Je me suis dit qu’on ne parle jamais de l’amour ordinaire. On parle toujours de la rencontre, du pic amoureux, de la passion et de la rupture. 

C’est ce que fait l’écrivaine Maria Pourchet, qui vient de publier Western après Feu. Des livres qui décrivent la tromperie, la passion, la violence dans les sentiments et la toxicité. 

Tout à fait. Elle est dans une grande tradition de psychologie amoureuse. C’est de la grande littérature française. Ce qu’elle fait, c’est du Proust, ça passe par Gide. Je suis très client de ça. Mais il se trouve que, dans le lot, l’expérience majoritaire des gens est oubliée, c’est-à-dire être avec quelqu’un durant des années et savoir dès le départ qu’on va finir ensemble. Parce que c’est entendu, c’est comme ça. 

Photo Bertini Pour l'amour de bégeaudeau
© Jean-Luc Bertini

Aujourd’hui, tout, surtout les réseaux sociaux et les sites de rencontres, tout nous pousse à croire que tout le monde, peu importe son âge ou son lieu de résidence, peut recommencer sa vie en un claquement de doigts. En sachant que l’histoire entre Jeanne et Jacques débute au siècle dernier, bien avant l’arrivée du numérique, votre livre raconte-t-il aussi une époque passée ? 

Il y a un peu de ça. Je voulais rendre hommage à mes parents et aux amis de mes parents. Ils étaient constamment tous les deux, au point même qu’on les appelait en attelant leurs deux prénoms. Les divorces existaient dans cette génération. Il se trouve que mes parents se sont séparés. À mon époque, l’enfant de divorcé était repérable dans la cour de récréation. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Mais il y a encore des gens qui passent une vie entière ensemble. J’ai plein d’amis autour de moi qui n’envisagent pas le futur autrement. Et n’oublions pas un truc que j’aime bien, un truc qu’on trouve encore dans les classes populaires, un truc qui n’a rien de sale : c’est le fait de se mettre ensemble par calcul matériel. Il s’agit de cumuler le peu qu’on a, de mettre en commun pour bien se loger et partir en vacances. Il y a beaucoup de gens qui ne se posent même pas la question de se séparer. La sécurité matérielle est très importante.

Jacques et Jeanne finissent ensemble mais ils se retrouvent presque par hasard, ça aurait pu être un ou une autre. D’ailleurs, Jeanne rêve d’un autre garçon au départ… 

L’amour est un mélange bizarre de hasard et de nécessité. Je me suis amusé à ça dans le livre. Une fausse piste au départ, puis Jacques. Il y a le bingo pour récolter des dons après la tempête, et ils se retrouvent côte à côte. Ils se sont déjà vus. Ils se reconnaissent. Tout se fait naturellement, à bas bruit. 

Est ce qu’on peut comparer votre livre avec le film Amour de Michael Haneke ? 

Je suis fan de Michael Haneke et de son film. Je ne l’ai pas revu depuis sa sortie. Je me souviens très bien de ma réaction après la première demi-heure : « Putain, enfin on montre des petits vieux au quotidien. » Ce sont des bourgeois mais ce n’est pas très important. Ils sont ensemble, ils vont à l’opéra, ils mènent leur petite vie de bourgeois. Et à partir du moment où il l’assassine, peut-être pour écourter ses souffrances, mon premier geste a été une déception. J’ai été un peu déçu. Je me suis toujours dit, parce que c’est un vieux projet, que je raconterais la vie d’un couple ordinaire. J’ai un peu pensé à ça en regardant le dernier film de Gaspar Noé, Vortex, que j’ai beaucoup aimé. Ce sont aussi des vieux. Bon, il se trouve que c’est un film de Gaspard Noé, donc arrive le moment où elle se suicide, lui meurt et le fils est toxico. Mais la première demi-heure du film est intéressante du point de vue de l’ordinaire. 

Dans votre podcast de critique, La gêne occasionnée, vous avez récemment consacré un épisode au film Voyage en Italie de Sophie Letourneur

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Je me suis demandé après la première mouture : « Est-ce que ça tient ? » Je ne suis pas un bricolo mais on pourrait comparer un livre à l’assemblage d’un meuble.

… Lorsque j’ai vu Voyage en Italie, le livre était déjà fini, et j’ai dit à Sophie que je connais un peu : « C’est dingue ». Il y a de nombreuses différences. Son film raconte quatre jours alors que le mien raconte cinquante ans mais elle a approché l’ordinaire du couple. J’adore Letourneur. Et en regardant le film, j’ai compris pourquoi je me sens des affinités avec elle. Elle a presque fait le film que j’attendais. Est-ce qu’on peut raconter un demi-siècle comme ça au cinéma ? Ça serait balaise. La littérature peut le faire parce qu’elle a une facilité avec le temps. Il faudrait un film de cinq heures ou plus. Il y a un film que j’aime beaucoup, qui est d’ailleurs entre série et film, c’est le fameux Maison des bois de Pialat. Un film magnifique. C’est peut-être ce qu’il a fait de plus beau. Il y a des péripéties, le fils va mourir et on est en pleine guerre de 14, mais Pialat, lui, ce qu’il avait envie de filmer, c’était la vie tranquille de cette famille dans le monde rural. Ça m’a vachement marqué. 

Il vous a fallu combien de temps pour ce livre ? 

Comme je le disais plus tôt, il y a une rumination qui a été longue, c’est une rêverie qui date mais que je repoussais parce que j’avais d’autres projets. Et lorsque je m’y suis mis, tout était mûr. La première mouture, qui faisait environ 60 pages, c’est trois semaines de travail. Ma plus grande inquiétude c’était de ne pas réussir à poser la trame. Pas simple de faire tenir cinquante ans de vie de manière concise. Je me suis demandé après la première mouture : « Est-ce que ça tient ? » Je ne suis pas un bricolo mais on pourrait comparer un livre à l’assemblage d’un meuble. Je lis de nombreux livres, notamment des bons, bien écrits avec des histoires et des personnages intéressants, qui ne tiennent pas parce que l’équilibre est mauvais. Une fois que ça tient, c’est joyeux. Je prends beaucoup de plaisir à chaque fois que l’inquiétude de l’équilibre passe. J’ai pu épaissir la matière première en ajoutant des détails et des petites scènes. 

Vous parlez de rêverie et les rêves ne se réalisent pas toujours. Vous êtes content de vous ?

Oui, je suis content. Je l’étais dès la première mouture ; content d’avoir concrétisé cette rêverie. Après, je ne sais pas si je le préfère à d’autres de mes livres mais je sais que je suis particulièrement en amitié avec Jacques et Jeanne. Je les adore, eux et le monde qui les entoure. Ce n’est pas toujours le cas. On peut avoir un rapport beaucoup plus âpre au contenu. J’ai fait un livre qui s’appelle Un enlèvement (Verticales, 2020). Je ne sais pas ce que vaut ce livre, ce n’est pas à moi d’en juger, j’y raconte une famille bourgeoise macronienne, pur jus, et je n’étais pas du tout en amitié avec eux. Les personnages n’étaient pas des bons compagnons alors que L’amour avec Jacques et Jeanne, c’est pas mal.

Rachid Laïreche est journaliste à Libération.